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bougie, Brown, que je voie ce sang. » Après l’avoir examiné longuement, il me regarda en face, avec un calme que je n’oublierai jamais et me dit : « Je connais la couleur de ce sang : c’est du sang artériel ; on ne peut pas me tromper là-dessus. Cette goutte de sang est mon arrêt de mort : je dois mourir. » A partir de ce jour, une lente agonie commença, coupée par de courtes joies, dont l’une fut la publication du volume contenant Hypérion. Ce livre eut du succès. Mais la revanche venait trop tard. Toutes les lettres de ce temps à Fanny font pitié : elles ne sont qu’une exclamation de douleur et de maladive jalousie. J’aime mieux n’en rien citer : écrites par un agonisant, elles ne doivent pas être considérées comme un témoignage contre l’homme naturellement généreux et brave à qui elles ont été arrachées par la souffrance.

A l’approche de l’hiver, les médecins lui ordonnèrent de partir pour l’Italie. Aussitôt qu’il en fut informé, Shelley l’invita à venir vivre avec lui à Pise. Keats refusa. Il partit, en septembre 1820, pour Naples, accompagné d’un ami dévoué, le peintre Severn, qui nous a laissé un récit détaillé de ces derniers jours. Apres un voyage difficile de quatre semaines, ils arrivèrent à la baie de Naples. « Oh ! quel tableau je pourrais vous faire de cette baie, écrit-il à Mrs Brawne, si je pouvais me considérer encore comme un citoyen de ce monde ! » Mais il n’était plus son maître : il menait dès lors, comme il disait avec mélancolie, une vie posthume, quoique bien amère. Le souvenir de Fanny le hantait : « Je puis supporter de mourir, — je ne puis supporter de la quitter… Oh ! Dieu ! Dieu ! Dieu ! tout ce que j’ai dans mes bagages qui me fait songer à elle me transperce comme une lance. La doublure de soie qu’elle a mise à mon bonnet de voyage me brûle la tête. Mon imagination est horriblement ardente dès qu’il s’agit d’elle. Je la vois, — je l’entends… Oh ! Brown, j’ai des charbons ardens dans la poitrine. Comment le cœur de l’homme, peut-il supporter de pareils maux ? »

Les deux amis partirent pour Rome. Severn installa le malade dans une chambre modeste, où pendant plus de trois mois il le soigna avec un admirable dévoûment. Mais aucun des deux ne se faisait d’illusion. Seulement, à mesure que la fin approchait, Keats retrouvait un grand calme : « . Je sens, disait-il, des fleurs qui poussent sur moi. » Il demanda à Severn d’écrire sur sa tombe : « Ici repose un homme dont le nom fut écrit dans l’eau. » Le 23 février 1821, il mourut avec un vrai courage. On l’enterra au cimetière protestant de Rome, où il repose maintenant près de Shelley.


JOSEPH TEXTE.