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que le don éminent des grands poètes, d’un Shakspeare, par exemple, est précisément « sa faculté de demeurer dans l’incertitude, le mystère, le doute, » sans aucun désir factice d’en sortir ; le monde, inconsistant des sensations et des sentimens lui suffira, il aura en horreur les poètes moralistes et métaphysiciens. Il contestera à Wordsworth le droit de nous exposer en vers le fruit de ses méditations et de nous mettre, en quelque sorte, « la main au collet. » Car « Sancho-Pança est aussi capable que n’importe qui d’imaginer une sorte de voyage aux régions célestes. » Le poète ne doit prêcher aucune vérité : il ne doit pas être, suivant la conception antique, un éducateur, mais simplement un charmeur. La vraie poésie est discrète ; elle pénètre doucement en l’âme ; elle ne cherche ni à frapper ni à étonner, encore moins à émouvoir. Elle est un flot de belles images qui nous berce mollement. Il est infiniment plus difficile, en effet, de donner l’impression de la beauté parfaite que d’entretenir le public, comme l’auteur de Childe-Harold, de ses propres doutes et de ses douleurs secrètes. L’artiste mettra, pour se distinguer du vulgaire, une sorte de point d’honneur à « n’avoir d’opinion sur rien, que sur les questions de goût ; » il professera une indifférence absolue sur la valeur des idées : il comprendra enfin que « chez un grand poète le sentiment de la beauté dépasse ou plutôt supprime, toute autre considération. »

Ce n’est pas le lieu de discuter cette théorie aventureuse et pour tout dire, un peu puérile, qui se retrouve constamment sous la plume de Keats dans la correspondance des années 1817 et 1818. Je m’empresse de dire qu’il l’a, sinon désavouée, du moins dépassée. Mais elle doit être rappelée pour deux raisons : la première, c’est qu’elle a eu la fortune d’inspirer depuis toute une école qui en est arrivée à nier le rôle de l’idée en poésie et à exalter au delà de toute mesure, celui de la sensation ; la seconde, c’est qu’elle jette un jour sur un côté de l’esprit de Keats, je veux dire son étroitesse. Personne n’a moins compris les formes littéraires qui ne cadraient pas exactement à ses propres idées. Personne n’a plus manqué, pour tout dire, de sens critique. Comme beaucoup d’artistes puissans et bornés, Keats ne s’est rendu compte ni de ce qui s’éloignait tant soit peu de sa nature ni de ce dont il était capable lui-même. Ainsi il n’a jamais rien compris à Shelley ni à Byron. Il s’est mépris sur Wordsworth. Le monde moderne lui est resté fermé : il n’a jamais admis que l’amour put se déguiser en gentleman anglais, du XIXe siècle, ni que Cléopâtre pût « demeurer au n° 7 de Brunswick Square. ». Il était encore plus exclusif dès qu’il s’agissait de choses étrangères ; il écrit à sa sœur que « la langue française est peut-être la plus pauvre qui eût été parlée depuis la