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exemple qu’il comptait suivre. Nous ne pouvons que le regretter, puisque ce scrupule la empêché de finir Hypérion.

Mais ce que nous avons suffit à nous donner un exemple du progrès que l’influence de Milton a fait faire à l’art de Keats. Au fond, le secret de cet art est dans l’union intime de deux procédés poétiques, en apparence opposés : la description et la suggestion ; l’une, qui figure nettement aux yeux du lecteur la forme, la couleur, la dimension des objets ; l’autre qui, dans des formules appropriées, par un agencement savant des idées ou des mots, évoque tout un monde de sentimens ou de pensées, et dont le caractère extérieur est de rester toujours dans le vague et dans le flottant. Keats tient du sculpteur grec par la netteté de la vision, la rectitude des lignes, la pureté des formes ; on reconnaît à chaque page l’homme à qui Haydon avait révélé les marbres du Parthénon, et qui était resté toute sa vie comme ébloui de cette révélation. Personne n’a créé des personnages qui ressemblent plus à des statues ; lisez Hypérion, puis fermez le livre ; cherchez à vous représenter Saturne, Thea, Asia ou Encelade : vous les verrez se détacher, dans un relief inoubliable et avec des contours aussi précis que ceux du marbre et du bronze. Mais sous cette imagination parfaite de sculpteur se cachent une pensée inquiète et un sentiment troublé, la sérénité qui caractérise l’œuvre d’un Phidias manquait à Keats, et sa vie morale a été comme en désaccord avec son imagination. De là vient que cette poésie, si semblable de forme à l’Iliade ou au Prométhée d’Eschyle, évoque tout un monde plus moderne d’idées. C’est comme un paysage des bords de la Méditerranée avec des échappées inattendues, au détour d’une route, sur quelque contrée septentrionale ; c’est, suivant un mot de Keats, un écho du midi qui résonne dans le vent du nord. Ceux qui en douteraient n’ont qu’à relire le discours de la déesse Clymène ; ils y trouveront un vague dans la description et une indécision voulue du sentiment, que les anciens n’ont jamais connue.

Mais c’est là un trait du génie de Keats que nous avons déjà rencontré. Ce qui distingue Hypérion de ses précédens poèmes, ce qui en fait la supériorité propre, c’est la conception des caractères. Nous ne sommes plus ici en face d’ombres flottantes et fugitives comme dans Endymion. Nous nous trouvons en présence de personnages, qui, pour être mythiques, n’en sont pas moins vivans. De même que nous pouvons nous représenter leurs formes, de même nous pouvons évoquer leurs âmes ; nous connaissons et comprenons Encelade, Hypérion, Oceanus. Quoique dieux, nous les sentons près de nous par leurs passions et leurs joies. Ils vivent, souffrent, s’agitent comme nous ; au lieu qu’il nous était impossible, dans