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« Tout au fond de la tristesse obscure d’une vallée, loin du souffle salubre du matin, loin de l’ardent midi et de l’étoile unique du soir, était assis Saturne aux cheveux gris, immobile comme une pierre, aussi paisible que le silence autour de son repaire ; forêts sur forêts se penchaient tout autour de sa tête, comme des nuées sur des nuées. Aucun mouvement dans l’air ; pas même autant de vie qu’en un jour d’été, quand la plus légère graine demeure immobile sur l’herbe effilée. Mais où la feuille morte tombait, là elle reposait. Un cours d’eau passait, sans voix, rendu plus muet encore, à cause de sa divinité tombée, répandant une ombre ; une Naïade, parmi ses roseaux, pressait son doigt glacé plus fort sur ses lèvres. Le long du sable de la rire, de grandes traces de pas s’étendaient, aussi loin que les pieds du dieu étaient allés, et dormaient là depuis. Sur le sol détrempé, sa main droite, vieillie, reposait sans force, nonchalante, morte, sans sceptre ; et ses yeux sans royaume étaient clos, tandis que sa tête, courbée, semblait écouter la terre, son antique mère, pour qu’elle le consolât encore. »

Mais l’heure est venue de la révolte : la déesse Thea, épouse du Titan Hypérion, vient rendre visite au dieu tombé. Alors « le vieux Saturne leva ses yeux flétris et vit son royaume parti, et cette déesse, si belle, agenouillée, » et il parle ; il sait qu’il doit être roi encore, ainsi le veulent les destins : « Saturne doit être roi. Oui, il faut qu’il y ait une victoire brillante comme l’or. Il faut qu’il y ait des dieux renversés, et des éclats de trompettes dans un calme triomphe, et des hymnes de fête sur les nuages d’or de la métropole ; des voix publieront des choses douces, et des cordes d’argent résonneront dans de creuses écailles : et il y aura de belles choses renouvelées, pour la surprise des enfans du ciel ; c’est moi qui ordonnerai. Thea ! Thea ! Thea ! où est Saturne ? » Et, conduit par Thea, il va retrouver les Titans.

Cette révolte des dieux anciens contre les dieux nouveaux, de Saturne et d’Hypérion contre Jupiter, tel devait être le sujet du poème. Keats n’en a malheureusement traité que le prologue. Il nous a montré le Titan Hypérion, gardien du soleil, inconsolable de la chute de Saturne et semblable au Satan de Milton, écumant de rage dans son palais « bastionné de pyramides d’un or étincelant et que touchait l’ombre des obélisques de bronze,.. tandis que parfois des ailes d’aigles, que n’avaient jamais vus ni les dieux ni les hommes étonnés, l’assombrissaient. » Mais une voix mystérieuse, celle du vieux Cœlus, lui annonce que les temps sont venus. Voici le moment d’agir : qu’il aille retrouver Saturne, tandis que Cœlus veillera sur le soleil. Alors « Hypérion se leva, et sur les