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« Les mélodies qu’on entend sont douces ; celles qu’on n’entend pas sont plus douces. »

Quelle que soit la perfection des poèmes purement narratifs et descriptifs, comme Isabelle, ou ce charmant récit grec intitulé Lamia, la gloire de Keats reposera principalement sur le fragment d’Hypérion, dont Byron a dit qu’il semblait inspiré par les Titans et qu’il était aussi sublime que de l’Eschyle. Si l’on voulait classer d’un mot, pour des lecteurs français, le poème d’Hypérion, on dirait qu’il tient, dans la littérature anglaise, la place des plus beaux fragmens d’André Chénier dans la nôtre. Il y a en effet, dans Hypérion, la même fraîcheur d’inspiration, la même perfection de style, le même renouvellement des sources grecques. Mais le parallèle ne doit pas être poussé plus loin. Chénier est gracieux et voluptueux : c’est un Grec d’Alexandrie ; Keats est avant tout grandiose et majestueux : c’est un Grec des Perses et du Prométhée. Ensuite, Chénier puisait directement dans les auteurs grecs : l’imitation, en lui, touche de si près à la traduction, qu’on a peine souvent à les distinguer. Rien de pareil chez Keats, qui n’a rien emprunté à aucun poète grec que la couleur générale de son œuvre. Ce n’est donc qu’au point de vue de l’histoire littéraire, et par un rapprochement (un peu forcé) des dates, que ces deux noms peuvent s’associer. Tous deux ont remis en vogue les sujets grecs : là s’arrête entre eux la ressemblance.

Au surplus, il ne serait pas difficile de montrer, — et M. Sidney Colvin ne s’en fait pas faute, — que le mot « grec, » appliqué à un poète moderne, est le plus vague des qualificatifs. Car, outre qu’il y a eu plusieurs Grèces réelles qui ne se ressemblaient pas, d’Athènes à Sparte, et de Sparte à Alexandrie, l’imagination des poètes ou des philosophes a singulièrement modifié chacune de ces Grèces historiques. Qui soutiendra que Chateaubriand ait vu la Grèce comme la voyait Goethe, Shelley comme la voyait Flaubert, ou Walter Savage Landor telle que la peint M. Renan ? En vérité, il n’y a pas de cadre plus commode que ce qu’on nomme l’hellénisme, et l’on est tenté parfois de se demander ce qui, avec un peu de bonne volonté, n’y rentrerait pas. L’histoire seule de la littérature anglaise est, à ce point de vue, très instructive, et j’imagine qu’il ne serait pas difficile d’écrire une histoire presque complète de la poésie en Angleterre sous prétexte d’étudier l’influence de la littérature grecque. On verrait le platonisme dominer dans Spenser et s’allier curieusement à l’esprit puritain. On verrait les contemporains de Shakspeare, poètes lyriques et épiques, imiter surtout les Alexandrins et y trouver, en même temps que dans Pétrarque, comme un écho de leur euphuisme : témoin ce délicieux poème de Héro et Léandre, imité du pseudo-Musæus, par