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comme une évocation du fantôme d’Hamlet dans cette histoire des pays du soleil. C’est aussi l’un des premiers et des meilleurs exemples de cet amour de l’étrange, du mystérieux, de l’inexplicable, qui est l’un des élémens essentiels de la poésie de Keats et l’un de ceux qu’il a le plus contribué, avec Coleridge, à introduire dans la poésie anglaise.

Le même charme pénétrant se retrouve dans la Veille de la Sainte-Agnès, ce chef-d’œuvre, malheureusement intraduisible, de ce qu’on peut appeler la « poésie du vitrail. »

« Il y avait une fenêtre haute à trois arcades,… avec des vitres en losange étrangement travaillées, riches en couleurs et en teintes splendides, comme sont les ailes sombres et damassées d’un papillon ; et au milieu, entre mille figures héraldiques, entre des saints noyés dans le crépuscule et de ternes blasons, un écusson rougissait du sang des reines et des rois. » Tel le poème dont cette strophe fait partie. C’est un vitrail : jamais langue humaine n’a plus chatoyé. C’est une richesse et une splendeur uniques de style, et je doute qu’on puisse concentrer plus d’images éclatantes en quelques strophes définitives.

C’est la veille de la Sainte-Agnès : ce soir-là, dit la légende, les vierges qui se coucheront avant souper verront en songe leur amoureux, — et c’est précisément à cette légende que pense, au milieu du bal, la rêveuse Madeleine, insensible à la musique « qui gémit comme un dieu souffrant. » Elle danse pourtant, mais « avec des yeux vagues et sans regards. » Cependant un ennemi de sa famille, le jeune Porphyro, éperdument épris d’elle, — comme Roméo l’était de Juliette — est entré seulement dans le bal. Il obtient d’une vieille servante qu’elle le cachera dans la chambre de la jeune fille, et là il verra Madeleine « endormie dans le sein des vieilles légendes. » Il se cache en effet, et la jeune fille, sans soupçon de sa présence, se couche et s’endort : « Son âme s’envola, comme une pensée, jusqu’au lendemain, merveilleusement gardée à la fois des joies et des peines, fermée comme un missel… » Alors Porphyro sort de sa cachette. Il dispose sur une table des épices d’Orient « qui remplissent la froide chambre d’un parfum léger. » Puis il saisit un luth et joue une vieille ballade, celle de la Belle Dame sans mercy. La jeune fille s’éveille : elle rêvait de son amoureux, puisque c’est la veille de la Sainte-Agnès ; un instant elle doute si elle est éveillée : « Ses yeux bleus effrayés brillaient, grands ouverts ; il tomba sur ses genoux, pâle comme une pierre que la sculpture a polie… « Ah ! Porphyro, dit-elle, tout à l’heure encore, ta voix tremblait doucement dans mon oreille ; les vœux les plus doux la faisaient harmonieuse.. Oh ! rends-moi maintenant