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apprendre le grec. Il y renonça, mais se mit à l’italien, et lut Boccace, qui lui inspira bientôt après Isabella. Le Décaméron lui ouvrit un monde nouveau, celui de la Renaissance italienne : il lui donna aussi le sens d’une forme achevée dans le récit : que l’on compare les narrations diffuses et surchargées à Endymion avec cette charmante anecdote, si finement et nettement contée, du Pot de basilic : on aura la mesure exacte du progrès accompli. Enfin Milton consomma et couronna les deux influences grecque et italienne. Il lui fit comprendre la grandeur et la parfaite noblesse de la forme épique. Si Boccace est le père légitime des contes italiens et Moyen Age, Milton est, avec Homère, la source d’Hypérion, ce Paradis perdu païen.


Une jeune fille de Messine aime un jeune homme nommé Lorenzo, employé chez les deux frères, riches commerçans. Cet amour déplaît à ces derniers. Un jour, ils entraînent Lorenzo dans une forêt, l’assassinent et l’enterrent. La jeune fille, inquiète de son amoureux, languit et dépérit de jour en jour, jusqu’à ce qu’une nuit celui-ci lui apparaisse en songe et lui indique le lieu de sa sépulture. Elle va dans la forêt, creuse à l’endroit fatal et retrouve en effet son cadavre. Elle lui coupe la tête, l’embaume et le place dans un pot de fleurs, qu’elle garde nuit et jour près d’elle. Ses frères ne peuvent s’expliquer son affection pour cette fleur, la lui enlèvent un jour, et déterrent la tête de Lorenzo. Epouvantés de voir leur crime découvert, ils quittent Messine pour jamais, et la jeune fille meurt de son amour. Tel est, on s’en souvient, le sujet d’une nouvelle du Décaméron, que Keats a empruntée, en changeant seulement le lieu de la scène, qu’il place à Florence. Son récit est écrit en strophes de huit vers et se déroule avec une sorte de gaucherie voulue, qui lui donne comme un air d’antique légende. S’il y a encore de ci de là un peu de fadeur, l’ensemble est exquis : les contours sont nets et lumineux comme dans une toile de primitif. Le fatras d’Endymion a entièrement disparu ; les images sont discrètes et appropriées ; enfin il y a — chose nouvelle dans Keats et bien significative — une émotion sobre et pénétrante. Qu’on note, par exemple, cette complainte de l’ombre de Lorenzo, parlant à Isabella. « Je suis une ombre maintenant, hélas ! hélas ! demeurant sur les limites de l’humaine nature, toute seule : seule je chante la sainte messe, tandis qu’autour de moi tintent de petits sons de vie, et que des abeilles brillantes passent, à midi, qui volent vers les champs, et que plus d’une cloche de chapelle sonne l’heure, me faisant mal dans tout mon être. Ces sons deviennent étranges pour moi, et tu es bien loin de moi dans la race humaine ! » C’est