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mythologie n’est pas, comme dans le Prométhée de Shelley, un voile transparent dont le poète a couvert des maux plus modernes. Elle n’a point de sens caché ; elle n’est pas un symbole. Nous ne savons pas pourquoi ces dieux pleurent et souffrent. Cette nature même qu’on nous décrit est trop loin de nous ; elle est trop uniformément merveilleuse pour nous intéresser. Keats ne l’a pas conçue, à la façon de Woodsworth, comme un reflet de Dieu, ou, à la façon de Shelley, comme la plus belle manifestation de la raison parfaite. Il a vu cette nature idéale avec des yeux de pur artiste, comme un sculpteur contemplerait un beau corps. Il s’est amusé de cette vision, sans lui chercher de sens caché ; et c’est pourquoi sa poésie n’est faite que pour un petit nombre d’hommes, capables de sensations extrêmes et prolongées comme les siennes, capables surtout de n’y chercher qu’un plaisir de l’imagination, non de l’esprit. Pour le commun des lecteurs, Endymion sera toujours un rêve impalpable, une ombre flottante qu’on veut étreindre et qui glisse entre les doigts. L’action s’en déroule dans un pays magique, d’où l’homme est absent, et où règne comme un clair-obscur continu. Les enchantemens y succèdent aux enchantemens, les merveilles aux merveilles, et pourtant l’intérêt languit, et, faute d’un sentiment simple, on en vient, dans ce conte des Mille et une nuits, à regretter Scheherazade.


III

La vie devait se charger, dans l’année qui suivait la composition d’Endymion, de ramener Keats vers un sentiment plus clair et plus net de la réalité. Mais avant même qu’elle lui eût imposé des épreuves décisives, il avait pris la résolution de se transformer. Dès le mois de janvier 1818, il écrivait à ses frères : « Je crois qu’un petit changement s’est fait en mon esprit dans ces derniers temps ; je ne puis plus supporter d’être sans rien faire, sans m’intéresser à rien, moi qui ai été pendant si longtemps un être purement passif. » Il lit assidûment Shakspeare ; il songe à apprendre le grec et l’italien ; il parle de demander à Hazlitt des conseils pour l’étude de la métaphysique. Il écrit à Taylor : « Je ne sais rien — je n’ai rien lu. Je veux suivre les conseils de Salomon : « Instruisez-vous, éclairez-vous. » Je m’aperçois que les jours de jeunesse sont passés. Je m’aperçois que je ne puis avoir de joie en ce monde qu’en m’instruisant continuellement. Je m’aperçois qu’il n’y a rien qui vaille la peine d’être poursuivi que l’idée de faire un peu de bien au monde. Certains le font par leur société ; certains par leur esprit ; d’autres à force de bonté ; d’autres