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le voici enfin qui s’épanouit, au souffle du vent, en une cathédrale gothique.

Cette sensibilité si vive l’a fait beaucoup souffrir. Si riche qu’on suppose une organisation de ce genre, elle est toujours sujette à des heures de lassitude et de vide. Quand l’enchantement cessait, quand la faculté poétique s’arrêtait pour quelques heures, personne n’était plus inquiet, plus découragé, plus dépourvu de ressort ; « En vérité, écrit-il un jour, j’ai le tempérament horriblement maladif,.. c’est là, sans aucun doute, le grand ennemi et la pierre d’achoppement que j’ai à craindre. » Ce que ne pouvaient taire ici le Blackwood Magazine ni la Quarterly Review, Keats se chargeait de le faire lui-même. Son imagination tombait avec sa sensibilité. N’étant plus provoquée ni surexcitée, elle se refusait à produire. En de pareilles heures, il sentait grandir en lui une révolte : il était né, disait-il, pour être un ange rebelle, et l’occasion seule lui avait manqué. Il s’avouait avec rage que le moindre obstacle provoquait en lui des colères « dignes d’une tragédie de Sophocle. » Il devenait soupçonneux et méfiant : « J’ai passé ma vie, disait-il une fois, à soupçonner tout le monde. » Il faut ajouter bien vite, à son honneur, qu’il n’en a jamais rien laissé percer au dehors : nul n’a été plus généreux et plus noble dans ses relations avec ses amis. Mais la souffrance intérieure n’en était pas moins vive, et la plaie ne s’est jamais entièrement fermée. A force d’ouvrir son âme indistinctement à toutes les impressions fugitives, il en était venu à ne plus distinguer entre les maux légers et les graves, entre les imaginaires et les réels. Même, les douleurs imaginaires le frappaient plus vivement que les autres, et il le constatait avec mélancolie. Quand son frère se maria et quitta l’Angleterre, il écrivait à un ami intime : « Le départ de mon frère pour l’Amérique ne me cause pas la moindre excitation, et je me sens un cœur de pierre quand je pense à son mariage. « Il se reprochait durement cette froideur involontaire. Il s’en voulait de n’être pas plus ému, plus prompt à compatir aux malheurs de ceux qu’il aimait, à se réjouir de leurs joies. Il en venait à se confesser franchement à son ami Bailey sur ce point : « S’il vous arrivait de constater de la froideur en moi, ne l’attribuez pas à un manque de cœur… car je vous assure qu’il m" arrive parfois de ne pas sentir l’influence d’une passion ou d’une affection pendant toute une semaine, et aussi longtemps que cet eut dure, j’ai des soupçons sur moi-même et sur la vérité de mes sentimens à d’autres momens : je les considère alors comme de stériles larmes de tragédien. » Pour qui a pratiqué Keats et a vécu dans l’intimité de sa pensée, un pareil aveu est presque tragique lui-même.