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poétique et la patience (que nous n’avons pas eue) d’aller au-delà du premier livre, et le bonheur (que nous n’avons pas eu non plus) d’y trouver un sens, nous le conjurons de ne pas nous laisser ignorer ce succès… » Le coup était rude pour un débutant. Tous ses amis crurent Keats gravement atteint. Aussi, quand il mourut à Rome, moins de trois ans après, Shelley, Byron, d’autres encore, attribuèrent-ils sa fin à l’accueil brutal fait à son premier poème. Dans son indignation généreuse, l’un écrivit cette magnifique élégie d’Adonais, le plus admirable hommage qui ait jamais été rendu par un poète à un poète, dans laquelle il vouait ceux qu’il appelait ses assassins à une éternelle infamie. L’autre, dans une strophe de Don Juan, presque aussi ironique pour le poète que pour ses critiques, contribuait à affermir cette même légende, qui devait rester pendant plus d’un quart de siècle un des lieux-communs de la critique littéraire, jusqu’au jour où la publication des lettres de Keats en fit bonne justice. Certes, il n’eût pas été auteur, s’il fût resté insensible à d’aussi violentes attaques. Même il eut, dans le premier moment, une impression de dégoût et parla de renoncer à la littérature. Mais cet abattement fut court. « Les critiques que je me fais à moi-même, écrivit-il, m’ont fait sans comparaison plus de mal que celles des revues… Ce n’est qu’une question de temps : je crois que je serai parmi les poètes anglais après ma mort ; » et, sans tarder, il se remit à l’œuvre.


II

Mais avant de le suivre dans ses nouvelles tentatives, il importe de s’arrêter un moment sur les premières : d’abord parce que Hypérion est expliqué et préparé par Endymion ; ensuite, parce qu’il y a, même dans Endymion et dans les premiers poèmes, parmi beaucoup de longueurs et de fatras, de véritables beautés.

Je trouve dans une lettre de Keats un mot qui résume assez bien toute cette première période de sa vie poétique : « Oh ! qui me donnera, s’écrie-t-il, une vie de sensations plutôt que de pensées ? » De fait, c’est la sensation, ou, si l’on veut, le sentiment qui tient la première place dans cette jeunesse de Keats ; ce qui y manque le plus, ce qu’il semble avoir évité avec autant de soin que d’autres ont mis d’ardeur à le poursuivre, c’est la pensée. Voyez-le, tel que l’ont peint, à cette époque, Haydon et Leigh Hunt : petit, nerveux ; le cou jeté en avant, comme dans une attente continuelle ; les traits mobiles ; la bouche grande et frémissante ; le front large ; le regard profond et brillant, « l’œil d’une prêtresse de Delphes qui a des visions. » Toute son apparence dénote un être prompt à s’émouvoir,