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majorité des lecteurs est incapable de se rendre compte de la valeur d’une œuvre d’art. « Je n’ai pas le moindre sentiment d’humilité pour le public, ni d’ailleurs pour rien au monde, sauf, — (ici, une déclaration à la Haydon), — pour l’Etre Eternel, le principe de la beauté et la mémoire des grands hommes… Je ne puis m’empêcher de regarder le public comme un ennemi, auquel je ne puis m’adresser sans un sentiment d’hostilité. Je sauterais du haut de l’Etna s’il s’agissait d’un grand service à rendre au peuple ; mais je hais toute popularité insipide. » De fait, aucun écrivain de ce siècle n’a fait moins d’efforts pour vivre de la vie d’autrui, pour se mettre à la portée de ses lecteurs, pour sortir de soi et de sa conception hautaine de la poésie : et cependant, ce même Keats a fait, dans la préface de ce même Endymion, cet aveu de ses faiblesses : « Sachant, dit-il, la manière dont ce poème a été écrit, ce n’est pas sans un sentiment de regret que je le publie. Ce que je veux dire sera très clair pour le lecteur, qui ne peut manquer d’y remarquer une grande inexpérience, un manque de maturité et tous les défauts qui caractérisent un essai fiévreux plutôt qu’une œuvre achevée ; » et plus loin, faisant allusion à l’âge de l’auteur : « L’imagination d’un enfant est saine, et l’imagination mûre d’un homme est saine ; mais il y a un moment de la vie, entre ces deux termes, où l’âme fermente, où le caractère n’est pas formé, où le chemin de la vie n’est pas tracé, où l’ambition a la vue trouble. » On me pardonnera ces citations multipliées. Elles doivent éclaircir un point contesté d’histoire littéraire. Pour beaucoup de lecteurs, le nom de Keats n’a évoqué pendant longtemps qu’un souvenir : celui d’un poète délicat et souffreteux qu’un article de revue a fait mourir de douleur. Cette légende a désormais fait son temps. A vrai dire, Endymion tomba avec éclat. En août 1818, le Blackwood Magazine, dévoué à un groupe d’hommes de lettres ennemis de Leigh Hunt, notamment à Walter Scott, saisit cette occasion d’infliger une correction éclatante à l’un des disciples favoris du maître. L’article qui y fut publié, et qui est vraisemblablement de Lockhart, le propre gendre de Scott, est pis qu’une grossièreté : c’est une sottise. Faisant allusion aux premières études de Keats, l’auteur concluait en ces mots : « Mieux vaut être un apothicaire affamé qu’un poète affamé : ainsi retournez à votre boutique, monsieur John ! retournez à vos emplâtres, à vos pilules, à vos onguens. Mais, au nom du ciel, jeune Sangrado, soyez un peu plus ménager des soporifiques dans votre profession que vous ne l’avez été dans vos vers. » Le mois suivant, un article de la même violence parut dans la Quarterly Review, le journal redouté et écouté de Gifford : « Si quelqu’un, y était-il dit, avait le courage d’acheter cette Fiction