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m’apporter ma mort ?.. Est-ce à dire que je vivrai éternellement ? Non, mais j’en conclus que ma mort est et fut toujours autant qu’elle sera jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas la craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui est arrivé. Elle existe comme la dernière ligne d’un livre que je lis et que je n’ai pas fini.

Ce raisonnement l’occupa sans l’égayer tout le long de sa route ; il avait l’âme noire quand, arrivé au seuil de sa maison, il entendit les rires clairs de Crobyle et de Myrtale, qui jouaient à la paume en l’attendant.


Paphnuce et Thaïs sortirent de la ville par la porte de la Lune et suivirent le rivage de la mer.

— Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne pourrait laver tes souillures.

Il lui parlait avec colère et mépris :

— Plus immonde que les lices et les laies, lui disait-il, tu as prostitué aux païens et aux infidèles un corps que l’Éternel avait formé pour s’en faire un tabernacle et tes impuretés sont telles que maintenant que tu sais la vérité, tu ne peux plus unir tes lèvres ou joindre les mains sans que le dégoût de toi-même ne te soulève le cœur.

Elle le suivait docilement, par d’âpres chemins, sous l’ardent soleil. La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son haleine. Mais loin d’éprouver cette fausse pitié qui amollit les cœurs profanes, Paphnuce se réjouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui avait péché. Dans le transport d’un saint zèle, il aurait voulu déchirer de verges ce corps qui gardait sa beauté comme un témoignage éclatant de son infamie. Ses méditations entretenaient sa pieuse fureur, et, se rappelant que Thaïs avait reçu Nicias dans son lit, il en forma une idée si abominable que tout son sang reflua vers son cœur, et que sa poitrine fut près de se déchirer. Ses anathèmes, étouffés dans sa gorge, firent place à des grincemens de dents. Il bondit, se dressa devant elle, pâle, terrible, plein de Dieu, la regarda jusqu’à l’âme et lui cracha au visage.

Tranquille, elle s’essuya la face sans cesser de marcher. Maintenant, il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abîme. Il allait, saintement irrité. Il méditait de venger le Christ, afin que le Christ ne se vengeât pas, quand il vit une goutte de sang qui, du pied de Thaïs, coula sur le sable. Alors il sentit la fraîcheur d’un souffle inconnu entrer dans son cœur ouvert ; des sanglots lui montèrent abondamment aux lèvres, il pleura, il courut se prosterner