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moi, poursuivi qu’une seule espèce de satisfaction, tu auras goûté dans la vie, chère Thaïs, des voluptés contraires qu’il est rarement donné à la même personne de connaître. En vérité, je voudrais être pour une heure un saint de l’espèce de notre cher Paphnuce. Mais cela ne m’est point permis. Adieu donc, Thaïs ! Va où te conduisent les puissances secrètes de ta nature et de ta destinée ; va et emporte au loin les vœux de Nicias. J’en sais l’inanité ; mais puis-je te donner mieux que des regrets stériles et de vains souhaits pour prix des illusions délicieuses qui m’enveloppaient jadis dans tes bras et dont il me reste l’ombre ? Adieu, ma bienfaitrice ! adieu, bonté qui s’ignore, vertu mystérieuse, volupté des hommes ! adieu, la plus adorable des images que la nature ait jamais jetées pour un but inconnu sur la face de ce monde décevant.

Tandis qu’il parlait, une sombre colère couvait dans le cœur du moine ; elle éclata en imprécations :

— Va-t’en, maudit ! Je te méprise et te hais ! Va-t’en, fils de l’enfer ! mille fois plus méchant que ces pauvres égarés qui, tout à l’heure, me jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient ; et la grâce de Dieu, que j’implore pour eux, peut un jour descendre dans leurs cœurs. Mais toi, détestable Nicias, tu n’es que venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le désespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de blasphèmes qu’il n’en sort en tout un siècle des lèvres fumantes de Satan. Arrière, réprouvé !

Mais Nicias le regardait avec tendresse.

— Adieu ! mon frère, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu’à l’évanouissement final les trésors de ta foi, de ta haine et de ton amour. Adieu ! Thaïs : en vain tu m’oublieras, puisque je garde ton souvenir !

Et, les quittant, il s’en alla pensif par les rues tortueuses qui avoisinent la grande nécropole d’Alexandrie et qu’habitent les potiers funèbres. Leurs boutiques étaient pleines de ces figurines de terre cuite, peintes de couleurs claires, qui représentent des dieux et des déesses, des mimes, des femmes, des petits génies ailés, et qu’on a coutume d’ensevelir avec les morts. Il songea que peut-être quelques-uns de ces légers simulacres, qu’il voyait là de ses yeux, seraient les compagnons de son sommeil éternel ; et il lui sembla qu’un petit Éros, sa tunique retroussée, riait d’un rire moqueur. L’idée de ses funérailles, qu’il voyait par avance, lui était pénible. Pour remédier à sa tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un raisonnement :

— Certes, se dit-il, le temps n’a point de réalité. C’est une pure illusion de notre esprit. Or comment, s’il n’existe pas, pourrait-il