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changer en vin parfumé. Ecoute : il est à douze heures d’Alexandrie, vers l’Occident, non loin de la mer, un monastère de femmes dont la règle, chef-d’œuvre de sagesse, mériterait d’être mise en vers lyriques et chantée aux sons du théorbe et des tambourins. On peut dire justement que les femmes qui y sont soumises, posant les pieds à terre, ont le front dans le ciel. Elles mènent en ce monde la vie des anges. Elles veulent être pauvres afin que Jésus les aime, modestes afin qu’il les regarde, chastes afin qu’il les épouse. Il les visite chaque jour en habit de jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel enfin qu’il se montra à Marie sur la voie du tombeau. Or je te conduirai aujourd’hui même dans ce monastère, ma Thaïs, et bientôt unie à ces saintes filles, tu partageras leurs célestes entretiens. Elles t’attendent comme une sœur. Au seuil du couvent, leur mère, la pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira : « Ma fille, sois la bienvenue ! »

La courtisane poussa un cri d’admiration :

— Albine ! une fille des Césars ! La petite-nièce de l’empereur Carus !

— Elle-même ! Albine qui, née dans la pourpre, revêtit la bure et, fille des maîtres du monde, s’éleva au rang de servante de Jésus-Christ. Elle sera ta mère.

Thaïs se leva et dit :

— Mène-moi donc à la maison d’Albine.

Et Paphnuce, achevant sa victoire :

— Certes je t’y conduirai, et là, je t’enfermerai dans une cellule où tu pleureras tes péchés. Car il ne convient pas que tu te mêles aux filles d’Albine avant d’être lavée de toutes tes souillures. Je scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonnière, tu attendras dans les larmes que Jésus lui-même vienne, en signe de pardon, rompre le sceau que j’aurai mis. N’en doute pas, il viendra, Thaïs ; et quel tressaillement agitera la chair de ton âme quand tu sentiras des doigts de lumière se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs !

Thaïs dit pour la seconde fois :

— Mène-moi, mon père, à la maison d’Albine.

Le cœur inondé de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et goûta presque sans crainte le plaisir de contempler les choses créées : ses yeux buvaient délicieusement la lumière de Dieu et des souffles inconnus passaient sur son front. Tout à coup, reconnaissant à l’un des angles de la place publique la petite porte par laquelle on entrait dans la maison de Thaïs et songeant que les beaux arbres dont il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il vit en pensée les impuretés qui y avaient souillé