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— Je n’ai jamais été qu’à toi.

Lollius lui répondait :

— Tu ne ressembles à aucune autre femme.

Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement Thaïs se sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius ; elle songeait :

— Qui me l’a ainsi changé en un instant ? Comment se fait-il qu’il ressemble désormais à tous les autres hommes et qu’il ne ressemble plus à lui-même ?

Elle le quitta, avec le secret désir de chercher Lollius en un autre, puisqu’elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi que vivre avec quelqu’un qu’elle n’aurait jamais aimé serait moins triste que de vivre avec quelqu’un qu’elle n’aimait plus. Elle se montra, en compagnie de riches voluptueux, à ces fêtes sacrées où l’on voyait des chœurs de vierges nues dansant dans les temples et des troupes de courtisanes traversant l’Oronte à la nage. Elle prit sa part de tous les plaisirs qu’étalait la ville élégante et monstrueuse ; surtout elle fréquenta assidûment les théâtres, dans lesquels des mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaient aux applaudissemens d’une foule avide de spectacles.

Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comédiens, et particulièrement les femmes qui, dans les tragédies, représentaient les déesses amantes des jeunes hommes et les mortelles aimées des dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles charmaient la foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux encore. Elle alla trouver le chef des mimes et lui demanda à entrer dans sa troupe. Grâce à sa beauté et aux leçons de la vieille Mœroé, elle fut accueillie et parut sur la scène dans le personnage de Dircé.

Elle plut médiocrement, parce qu’elle manquait d’expérience et aussi parce que les spectateurs n’étaient pas excités à l’admiration par un long bruit de louanges. Mais, après quelques mois d’obscurs débuts, la gloire de sa beauté éclata sur la scène avec une telle force, que la ville entière s’en émut. Tout Antioche s’étouffait au théâtre. Les magistrats impériaux et les premiers citoyens s’y rendaient, poussés par la force de l’opinion. Les portefaix, les balayeurs et les ouvriers du port se privaient d’ail et de pain pour payer leur place. Les poètes composaient des épigrammes en son honneur. Les philosophes barbus déclamaient contre elle dans les bains et dans les gymnases ; sur le passage de sa litière, les prêtres des chrétiens détournaient la tête, Le seuil de sa maison était couronné de fleurs et arrosé de sang. Elle recevait de ses amans de l’or, non plus compté, mais mesuré au médimne, et tous les