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verte comme l’herbe ; elle chancela ; un nuage descendit sur ses paupières. Il la priait encore. Mais elle refusa de le suivre. En vain, il lui jeta des regards ardens, des paroles enflammées, et, quand il la prit dans ses bras en s’efforçant de l’entraîner, elle le repoussa avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses larmes. Sous l’empire d’une force nouvelle, inconnue, invincible, elle résista.

— Quelle folie ! disaient les convives. Lollius est noble ; il est beau, il est riche ; et voici qu’une joueuse de flûte le dédaigne ! Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l’embrasa tout entier d’amour. Il vint dès le matin, pâle et les yeux rouges, suspendre des fleurs à la porte de la joueuse de flûte. Cependant Thaïs, saisie de trouble et d’effroi, fuyait Lollius et le voyait sans cesse au dedans d’elle-même. Elle souffrait et ne connaissait pas son mal. Elle se demandait pourquoi elle était ainsi changée et d’où lui venait sa mélancolie. Elle repoussait tous ses amans ; ils lui faisaient horreur. Elle ne voulait plus voir la lumière et restait tout le jour couchée sur son lit, sanglotant, la tête dans les coussins. Lollius, ayant su forcer la porte de Thaïs, vint plusieurs fois supplier et maudire cette méchante enfant. Elle restait devant lui craintive comme une vierge et répétait :

— Je ne veux pas ! je ne veux pas !

Puis, au bout de quinze jours, s’étant donnée à lui, elle connut qu’elle l’aimait ; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus. Ce fut une vie délicieuse. Ils passaient tout le jour enfermés, les yeux dans les yeux, se disant l’un à l’autre des paroles qu’on ne dit qu’aux enfans. Le soir, ils se promenaient sur les bords solitaires de l’Oronte et s’allaient perdre dans les bois de lauriers. Parfois ils se levaient dès l’aube pour aller cueillir des jacinthes sur les pentes du Silpius. Ils buvaient dans la même coupe, et, quand elle portait un grain de raisin à sa bouche, il le lui prenait entre les lèvres avec ses dents.

Mœroé vint chez Lollius réclamer Thaïs à grands cris :

— C’est ma fille, disait-elle, ma fille qu’on m’arrache, ma fleur parfumée, mes petites entrailles !..

Lollius la renvoya avec une grosse somme d’argent. Mais comme elle revint, demandant encore quelques staters d’or, le jeune homme la fit mettre en prison, et les magistrats ayant découvert plusieurs crimes dont elle s’était rendue coupable, elle fut condamnée à mort et livrée aux bêtes.

Thaïs aimait Lollius avec toutes les fureurs de l’imagination et toutes les surprises de l’innocence. Elle lui disait, dans la vérité de son cœur :