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des dangers de la situation ; mais s’il est un pays qui plie sous le faix, c’est l’Italie. La France, l’Allemagne, même la Russie et l’Autriche-Hongrie peuvent longtemps supporter ce trop lourd fardeau ; elles en souffrent, elles en sentent la gêne dans tous leurs membres ; elles ne sont pas obligées de demander grâce. Des cinq puissances continentales, l’Italie semble celle qui pourra tenir le moins longtemps à ce jeu écrasant. Elle donne déjà des signes de lassitude.

L’arbre se reconnaît à ses fruits, a dit l’Évangile. Les fruits de la politique italienne sont amers. Comparez l’Italie de 1889, l’Italie de la triple alliance, à l’Italie libre d’il y a quelque dix ans : le rapprochement est instructif. Au début du règne du roi Humbert, la monarchie unitaire était, après-vingt ans d’efforts, parvenue enfin à l’équilibre du budget, à ce fameux pareggio, qui était comme la terre promise, où les plus illustres de ses hommes d’État avaient eu tant de peine à la conduire. En 1889, comme en 1888, en 1887, — son budget est de nouveau retombé en déficit ; il ne se solde qu’avec des emprunts de plus en plus onéreux ; l’équilibre n’est plus, pour elle, qu’un paradis perdu dont le démon des armemens lui défend la porte. Aux premières années du roi Humbert, l’Italie abolissait le cours forcé, elle supprimait les impôts les plus lourds ou les plus impopulaires, le droit sur la monture, le macinato, prélevé sur la polenta du pauvre ; en 1889, M. Crispi était contraint de proposer de nouvelles taxes, dure nécessité pour un homme qui, pendant vingt-cinq ans, n’a cessé de réclamer la réduction des impôts. Il y a quelques années à peine, alors que l’Italie était liée à la France par un traité de commerce, l’agriculture du royaume était prospère, les exportations toujours en croissance ; aujourd’hui, le traité a été dénoncé, les plaintes sont générales, la misère s’étend, les paysans du midi ont faim, les contadini de Lombardie s’agitent. Pour évaluer ce que la triple alliance coûte à l’Italie, il n’y a qu’à consulter les statistiques officielles. En aucun pays ce service n’est conduit avec plus d’intelligence. Les étrangers curieux de mesurer de combien a reculé l’Italie n’ont qu’à compulser les documens italiens. Pour l’état des finances, ils peuvent s’en référer à une récente étude de M. Gladstone ; elle est peu encourageante[1].

Il est intéressant de comparer l’Italie à elle-même ; il ne l’est pas moins de la comparer à autrui. Un fait me frappe entre tous. Depuis deux ou trois ans, depuis que M. Crispi conduit la politique italienne, il n’est peut-être pas un État d’Europe ou d’Amérique,

  1. Au lecteur qui préfère l’italien à l’anglais, nous pouvons recommander les récentes études de M. Luzzatti dans la Nuova Anlologia