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de l’effet que des réalités ; mais peut-être aussi Francesco Crispi n’en est-il pas la dupe. Quand il affirme qu’il n’est pas notre ennemi, qu’il ne veut pas l’abaissement de la France, qu’il faudrait être fou pour désirer la destruction de notre pays, il est fort possible qu’il soit sincère, car il est trop intelligent pour ne pas sentir quelle serait la dépendance de l’Italie, si l’Allemagne n’avait plus de contrepoids en Occident. Il se dit pacifique, il peut l’être in petto ; son tort est de ne pas craindre de jouer avec les passions nationales, et, s’il veut la paix, de trop parler le langage de la guerre.

Si nous voulions juger les Italiens comme trop d’entre eux nous jugent, nous dirions que les sentimens pacifiques du roi Humbert et de ses ministres peuvent être moins forts que leurs difficultés intérieures. On suppose souvent, au-delà des monts, que le gouvernement français se jettera dans une guerre pour échapper à ses ennemis du dedans. Mais si les gouvernemens dans l’embarras ne reculent point devant des diversions aussi criminelles, qui nous garantit que l’Italie ne recourra pas elle-même à ce périlleux remède, car la péninsule a, elle aussi, ses malaises, ses souffrances internes, d’autant plus graves qu’elles tiennent à ses conditions d’existence, à son âge, à la rapidité de sa croissance, à sa complexion encore mal formée.

Nous aurions bien des choses, nous Français de 1889 à envier à l’Italie : ce n’est pas seulement son beau ciel, la variété et l’individualité de ses vieilles cités ; ce sont des biens plus substantiels, que nous avions perdus avant qu’elle ne les connût, et que nous ne retrouverons peut-être jamais. Elle possède, cette Italie, affranchie depuis moins d’un tiers de siècle, une monarchie libérale vraiment moderne, une dynastie nationale et populaire, aujourd’hui incontestée ; un roi, qui a succédé à son père et qui en est le digne élève ; une reine, dont la beauté, la grâce, l’intelligence ont été une force pour le trône. Elle a, cette Italie, patrie du carbonarisme et de Mazzini, une constitution, un statut accepté de presque tous les Italiens ; on n’y entend réclamer ni révision, ni constituante. Elle a un parlement, dont presque tous les membres sont constitutionnels. Ses ministres ne sont peut-être point de plus grands hommes d’état que les nôtres, — M. Crispi lui-même n’est peut-être pas supérieur aux Ferry, aux Freycinet, aux Rouvier ; mais le pays a une meilleure assiette politique, ce qui vaut mieux que l’éloquence d’un Guizot ou d’un Gambetta. Fn Français est attristé en passant du Palais-Bourbon aux tribunes de Monte-Citorio. Des deux parlemens, c’est le plus vieux qui semble le plus novice ; c’est lui, à coup sûr, qui est le plus turbulent, le plus bruyant, le plus enfant ; c’est à Rome qu’on trouve le plus