Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/225

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

obéissent à l’impulsion de leur ventre et de leur férocité : — mais, précisément, cela n’est pas humain. Il est naturel que le « roi du désert » ou le « sultan de la jungle » promènent leurs fantaisies amoureuses de femelle en femelle et disputent leurs plaisirs aux enfans de leur race : — mais, précisément, cela n’est pas humain. Il est naturel qu’entre deux brûles acharnées sur In même proie, ce soit la brutalité qui décide, et non pas la justice, encore moins la pitié ; — mais, précisément, cela n’est pas humain. Il est naturel que chaque génération, parmi les animaux, étrangère à celle qui l’a précédée dans la vie, le soit également à celle qui la suivra ; — mais, précisément, cela n’est pas humain. Personne peut-être ne l’a mieux vu ni mieux dit que ce Voltaire, dont je ne craindrai pas de répéter après tant d’autres, qu’il avait le regard si lucide, quand la passion ne le brouillait pas, et le bon sens parfois si profond. C’est dans un de ses pamphlets de Ferney qu’il introduit un Anglais, auquel il fait tenir ce langage :

« N’est-il pas vrai que l’instinct et le jugement, ces deux fils aînés de la nature, nous enseignent à chercher en tout notre bien-être, et à procurer celui des autres, quand leur bien-être fait le nôtre évidemment… Ceux qui fourniront le plus de secours à la société seront donc ceux qui suivront la nature de plus près. Ceux qui inventeront les arts (ce qui est un grand don de Dieu), ceux qui proposeront des lois (ce qui est infiniment plus aisé), seront donc ceux qui auront le mieux obéi à la loi naturelle. Donc, plus les arts seront cultivés et les propriétés assurées, plus la loi naturelle aura été observée. Donc, lorsque nous convenons de payer trois schillings en commun par livre sterling, pour jouir plus sûrement des dix-sept autres schellings : quand nous n’épousons qu’une seule femme par économie, et pour avoir la paix dans la maison ; quand nous tolérons (parce que nous sommes riches) qu’un archevêque ait douze mille pièces de revenu pour soulager les pauvres, pour prêcher la vertu, s’il sait prêcher, pour entretenir la paix dans le clergé, nous ferons plus que de perfectionner la loi naturelle, nous allons au-delà du but ; mais le sauvage isolé et brut (s’il y a de tels animaux sur la terre, ce dont je doute fort), que fait-il du matin au soir, que de pervertir la loi naturelle en étant inutile à lui-même et à tous les hommes ? .. Une abeille qui ne ferait ni miel ni cire, une hirondelle qui ne ferait pas son nid, une poule qui ne pondrait jamais, corrompraient leur loi naturelle, qui est leur instinct. Les hommes insociables corrompent l’instinct de la nature humaine. »

C’est à Rousseau que Voltaire lançait ce dernier trait, ou plutôt c’est contre Rousseau, contre l’auteur du Discours sur l’Inégalité qu’il dirigeait tout ce passage. Et, en effet, de beaucoup d’idées fausses que ce redoutable déclamateur a jetées dans le monde, s’il y en a peu de plus dangereuses, il n’y en a pas beaucoup aussi qui