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Robert Greslou, en qui je n’ai pu ou je n’ai su montrer que le gredin vulgaire, dont il diffère autant pourtant que d’un simple et naïf honnête homme. Il y a, en effet, deux êtres en lui, l’un qui pense et l’autre qui vit, l’un qui agit et l’autre qui l’observe, l’un pour qui Charlotte n’est qu’un sujet d’expérience et l’autre qui l’adore ; et, — pour en faire en passant la remarque, — s’il peut bien procéder du Julien Sorel de Stendhal et du Raskolnikof de Dostoievsky, c’est par là qu’il cesse de leur ressembler. Sauf en un ou deux points ; où l’on dirait que les fils s’embrouillent, M. Paul Bourget n’a nulle part fait preuve de plus de dextérité que dans la composition de ce rare caractère. Et encore, là où les fils s’embrouillent, n’oserai-je assurer que ce ne soit exprès. Si perspicaces qu’on les suppose, n’y a-t-il pas, en effet, des momens où les Robert Greslou ne voient plus clair en eux-mêmes ? Et quels sont ces momens, sinon justement ceux où leur personnage artificiel, et le personnage naturel qu’en dépit de tout ils sont demeurés par-dessous, se pénétrant l’un l’autre, se rapprochent, se mêlent, et se confondent en un tout indivisible.

Quelle est maintenant la part d’Adrien Sixte, du théoricien de la volonté et des passions, dans le crime de son élève ? Car, en fait de crimes, et pour n’être pas justiciables des lois, on en imaginerait malaisément de plus odieux que celui de Robert Greslou. Les plus odieux de tous les crimes, — il y a longtemps, que Kant a dit quelque chose de semblable, — ce sont ceux qui, d’une fin qu’elle est pour elle-même, transforment l’âme humaine en un moyen pour la satisfaction de la perversité d’autrui. Vainement donc Adrien Sixte se débat contre l’évidence. « Rejeter sur une doctrine la responsabilité de l’interprétation absurde qu’un cerveau mal équilibré donne à cette doctrine, c’est à peu près comme si on reprochait au chimiste qui a découvert la dynamite les attentats auxquels cette substance est employée. C’est un argument qui ne compte pas. » Ainsi répond-il au juge d’instruction qui l’interroge sur la nature de ses rapports avec Robert Greslou. Mais quand il a lu la confession du misérable, il est bien forcé de s’avouer que « ce caractère déjà dangereux par nature a rencontré dans ses doctrines, à lui, comme un terrain où se développer dans le sens de ses pires instincts. » Et quand il est mort ; ce fatal disciple, « l’implacable et puissant Maître, » sentant sa pensée pour la première fois impuissante à le soutenir, est bien obligé de « s’humilier, » de « s’incliner, » de « s’abîmer devant le mystère impénétrable de la destinée. » N’est-ce là peut-être qu’un instant de faiblesse ? Non ; si l’orgueil l’empêche d’avouer, du moins il a senti la contradiction intérieure de ses doctrines ; et, puisqu’il n’a pas eu le courage d’aller jusqu’à la rétractation, essayons de montrer pour quelles raisons Adrien Sixte est responsable du crime de Robert Greslou.