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ne pouvons rien sur nous ni contre nos passions, cela signifiait en leur langue qu’il y faut résister tout de même ?

Telles sont les belles et grandes questions que M. Paul Bourget s’est proposées dans son Disciple ; qu’il a décidées d’une manière et dans un sens que peut-être n’attendaient pas tous les lecteurs de Mensonges ou de la Physiologie de l’Amour moderne ; et que, pour notre part, nous ne le félicitons guère moins d’avoir ainsi décidées, que d’avoir traitées avec son talent ordinaire, mais dépouillé cette fois de toute affectation, de toute mièvrerie, mûri par la méditation, et tout à fait égal à la portée du sujet. Le Disciple n’est pas seulement l’un des meilleurs romans de M. Paul Bourget : c’est aussi l’une de ses bonnes et de ses meilleures actions.

Mais n’est-il pas bien étonnant que l’on doive discuter de pareilles questions ? et cela seul n’est-il pas ce que l’on appelle un signe des temps ? Si l’on disait, en effet, non pas même à un romancier, mais à un philosophe, mais à un savant, à un physiologiste ou à un physicien, que leur science ou leur art, n’ayant rien de commun avec la vie, ne sont qu’une manière d’occuper leurs loisirs, à peine moins vaine que de collectionner des silex taillés ou des faïences patriotiques ; une inoffensive manie, comme de cracher dans les puits pour y faire des ronds, mais une manie, et, comme telle, plus digne d’indulgence ou de pitié que d’envie ; ils se révolteraient ; — et ils n’auraient pas tort. Leur prétention n’est pas seulement d’être lus, ou admirés ; elle est encore d’être crus, d’être suivis, d’étendre enfin parmi les hommes, avec le bruit de leur nom, la fortune, le triomphe, et l’autorité de leurs doctrines. Ils veulent aussi des places, ils veulent des titres, ils veulent des croix ; mais ils veulent surtout des disciples, ils veulent des propagateurs ou des héritiers de leurs idées ; et même, quand par hasard ils ne veulent que cela, c’est alors que nous célébrons leur désintéressement. Cependant, si de leurs idées quelqu’un de leurs disciples, plus audacieux ou moins honnête, a tiré des conséquences qu’eux-mêmes, comme souvent il arrive, n’avaient pas entrevues ni seulement soupçonnées ; si, tandis qu’ils établissaient démonstrativement, à ce qu’ils croient du moins, dans le secret du laboratoire ou dans le silence du cabinet, des doctrines que les bourgeois appellent « subversives, » quelque imprudent ou quelque maladroit les applique, et se réclame d’eux an les appliquant, ils se fâchent encore, ils s’étonnent sincèrement qu’une cause ait produit son effet, ils s’en indignent même, et, désavouant cette logique dont ils ont fait la règle de leurs raisonnemens, ils se lavent impudemment les mains du mal qu’ils ont causé. Mais que plutôt ils songeraient, — n’était la vanité dont ils sont aveuglés, — que ce mal même est une preuve qu’ils se sont trompés en un point de leurs déductions ou en un endroit de leurs expériences ;