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mariage, il ne s’est pas promené vingt fois avec elle. Il ne se promenait jamais, il ne sortait que pour aller à ses affaires, et on le chagrinait en l’obligeant à ralentir son pas. Dans le même espace de temps, il ne permit pas une seule fois à sa femme de lui donner son avis sur une affaire qui ne la regardait point. « Jeunes gens, disait-il, tâchez de trouver une Nancy, et quand vous l’aurez trouvée, témoignez-lui des égards : mais, pour Dieu, apprenez-lui à marcher droit, et qu’elle n’ait jamais d’autre volonté que la vôtre. »

C’est dans sa théorie de l’éducation que se révèle dans toute sa candeur l’utilitarisme féroce de Cobbett. Il affirmait éloquemment qu’un jeune homme ne doit étudier que l’art ou la science qui se rapporte à la profession à laquelle il se destine, et que, s’il est des connaissances générales que tout le monde soit tenu d’acquérir, elles doivent se réduire à la grammaire, à l’arithmétique, à l’histoire et à la géographie. Quelle que fût son horreur pour les oisifs, il estimait plus un fat à la cervelle vide, mâchonnant tout le jour un cure-dents, que le malheureux atteint de la rage de lire des livres inutiles. Il méprisait également les études classiques et la philosophie, il tenait que les poètes n’ont jamais employé leur talent qu’à tourner la vertu en ridicule, il traitait les romanciers « de maquereaux littéraires, » et il déclarait au surplus qu’il est moins utile de savoir le latin que d’apprendre à se raser à l’eau froide et sans miroir.

La politique de Cobbett a vieilli ; ses vues sur l’éducation, sans qu’on lui fasse l’honneur de le citer, sont aujourd’hui fort à la mode ; mais on n’est pas aussi conséquent que lui. Il souhaitait que Rome et la Grèce fussent bannies des collèges ; mais il n’aurait eu garde de substituer à la lecture de Virgile ou d’Homère celle de Schiller et de Goethe ; il avait trop de bon sens pour vouloir remplacer dans les premières études le simple par le compliqué, le concret par l’abstrait, l’arithmétique par l’algèbre. D’ailleurs, antique ou moderne, il pensait « que toute poésie excite des passions dangereuses, donne le goût des fortes sensations, rend insipide la vie d’habitude. » Cet utilitaire franc du collier avait sur nos réformateurs de l’enseignement secondaire l’avantage d’une courageuse sincérité et d’une rigoureuse logique. On ne saurait trop leur recommander ses livres. Ils se perfectionneront, en les méditant, dans l’art de fabriquer des hommes affranchis à jamais de tout respect superstitieux pour les choses inutiles et possédant toutes les qualités d’un parfait philistin.


G. VALBERT.