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paresse. » dès son enfance, il gagnait laborieusement sa vie. Son père se vantait d’avoir quatre fils dont l’aine n’avait pas quinze ans et qui faisaient autant de besogne que trois hommes de la paroisse de Farnham. Mais tout en conduisant un attelage ou en suivant la charrue, il pensait à beaucoup de choses. A onze ans déjà, il avait un goût décidé pour la lecture et de vagues inquiétudes ; il se sentait né pour quelque chose, il cherchait sa destinée.

Un jardinier de Farnham, qui l’employait à émonder des haies, à sarcler les allées d’un parc, lui fit une pompeuse description de la ville de Kew. Il se mit en tête de voir Kew. Le lendemain matin, il visita sa poche, y trouva jusqu’à treize sous, et vêtu d’un petit sarrau bleu, des jarretières rouges nouées au-dessus du genou, il s’échappa. Comme, le nez en l’air, il traversait Richmond par une belle soirée de juin, il avisa à l’étalage d’un libraire un petit volume intitulé : Le conte du Tonneau. Il n’avait plus tous ses sous ; il en avait dépensé six, en avait perdu un, et le volume en coûtait cinq. S’il l’achetait, adieu son souper. Il n’hésita pas longtemps, et son petit livre à la main, il entra dans un champ, où il s’assit au pied d’une meule de foin : « Ce livre ne ressemblait à rien de ce que j’avais lu jusqu’alors. C’était pour moi quelque chose de si nouveau que, sans en comprendre la moitié, j’éprouvais la jouissance la plus vive ; l’effet de cette lecture fut tel que j’ai toujours daté de cette époque le premier éveil de mon esprit. Je lus jusqu’à la nuit, sans penser à souper ni à me coucher. Quand le sommeil s’empara de moi, je me laissai tomber sur la meule de foin, et je dormis jusqu’au moment où les oiseaux m’éveillèrent. Je me remis en route, lisant toujours mon livre bien-aimé. » Tout dans cette aventure était prophétique et semblait préparer un avenir : le premier livre qui lui avait fait battre le cœur était un pamphlet célèbre, et il avait, ce jour-là, des jarretières rouges. Mais ce futur radical était à mille lieues de soupçonner qu’il deviendrait, lui aussi, un éloquent pamphlétaire, ressemblant à Swift autant que peut ressembler à un oiseau de haut vol celui qui se plaît dans les régions basses et aime à regarder la terre de près.

Avant de savoir à quoi il était bon, il devait tâter de bien des choses. Dégoûté de la charrue, il partait le 6 mai 1783 pour courir les aventures. Il aperçut une grande route blanche, qui menait à Londres : il lui parut qu’elle l’appelait. Arrivé dans la grande ville, il obtint à grand’peine une place de sous-copiste dans l’étude d’un procureur ; pendant huit ou neuf mois, il travailla quinze heures par jour à copier des lettres et des exploits. Le métier ne lui convenait guère. « Quand je pense à tous les considérant que et à tous les à la requête de que j’ai barbouillés, s’écriait-il quelques années plus tard, ainsi qu’aux feuilles de soixante-douze mots et aux lignes séparées par deux pouces d’intervalle que j’ai