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les princes prisonniers, le malheureux et faible Thibô cherchait dans l’ivresse l’oubli de ses pouvoirs.

Aujourd’hui, il est bien avéré que le roi n’avait pas les instincts sanguinaires que les Anglais lui ont prêtés pour le besoin de leur cause. La reine mère, qui avait dans les veines du sang de cet Alombra qui perpétra le meurtre d’Anglais et de Français soupçonnés de conspirer contre lui, résolut d’agir sans consulter personne ; elle ordonna aux ministres, qui tremblaient devant elle, d’avoir à faire exterminer les prisonniers de sang royal, sans distinction d’âge et de sexe, et quel que fût leur degré de parenté avec Thibô et sa propre famille.

Un jour, les fonctionnaires suspects et les généraux douteux reçurent l’ordre de s’éloigner de la capitale, et celle-ci s’emplit aussitôt de bateleurs et de charlatans chargés d’amuser et de distraire le peuple. Dès que la nuit tomba, des condamnés à mort qu’on avait enivrés, et auxquels on avait promis de faire grâce s’ils exécutaient avec énergie une horrible besogne, furent conduits aux prisons du palais. Sur l’ordre de l’un des officiers de la reine, ils se ruèrent sur les prisonniers qui leur furent désignés, et dont les âmes commencèrent en cette nuit sinistre leur première transmigration jusqu’à l’anéantissement final, idéal des croyances bouddhistes. Il y eut des scènes d’horreur indescriptibles. Les plus jeunes des princes périrent la tête broyée aux murs de la prison, les plus âgés sous des coups de massue assénés sur la gorge. De jeunes princesses s’offrirent II leurs bourreaux en échange de la vie ; les monstres, après en avoir abusé, les étranglèrent. A un prince qui demandait qu’on lui fît grâce, d’autres princes dirent : — « Ne savais-tu pas que c’était ainsi que tu devais mourir ? Meurs donc avec dignité ! »

Ce qu’il y a d’étrange, c’est que le résident anglais, qui habitait dans une maison située seulement à 800 mètres du palais, n’intervint d’aucune façon ; avisé par ses espions, durant la nuit, que la boucherie commençait, ne pouvait-il agir d’une façon quelconque ? A tous les points de vue c’était son rôle et son devoir, le représentant de la Grande-Bretagne à Mandalay étant le protecteur des étrangers et le représentant de la civilisation européenne dans ces parages. Il se borna à menacer les ministres du roi d’abaisser son pavillon si d’autres massacres avaient lieu. Le consul d’Italie lit aussi des remontrances qui ne furent pas plus écoutées que celles du résident anglais, car quelque temps après la famille d’un ancien ministre fut assommée.

La seule excuse que, par la suite, donna Thibô au sujet de la mort violente de ses proches, c’est que, à chaque changement de