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ses biens n’avait rien de chrétien. Ces entrevues ne se renouvelaient guère, car, indépendamment de ce qu’elles avaient de gênant pour les visiteurs, ceux-ci se mouraient de consomption. Le roi, en raison de sa piété, ne pouvait offrir à ses hôtes que des fruits et des légumes. Un docteur suisse, qui s’était fixé près de lui pour étudier à fond le bouddhisme, faillit être la victime de ce régime. Il n’en réchappa qu’en allant dans les bois dénicher des œufs que lui-même faisait cuire et mangeait en cachette.

Pendant les derniers jours de la maladie du roi, les ministres, à l’instigation de la reine et de sa fille Supaya-Lat, firent emprisonner tous les fils et filles, légitimes ou non, du souverain expirant. Ils étaient si nombreux que jamais on n’en a su le nombre exact. Cette mesure était prise, ainsi que je l’ai indiqué, pour que, à l’avènement du successeur de Mendoûme-Men, il n’y eût ni rivalité ni lutte possible entre les partisans de ces princes, fils et filles de sang royal. Un soulèvement de leur part paraissait-il probable ? la raison d’État exigeait-elle leur disparition ? on les égorgeait en masse. Ce barbare usage était si bien connu du peuple, qu’à la nouvelle des premières arrestations des descendans de Mendoûme-Men, des nourrices firent disparaître du palais, en les déguisant, deux jeunes princes qu’elles avaient allaités. Ils leur durent deux fois la vie. Mendoûmo-Men s’était pris d’une grande affection pour l’un de ses fils légitimes, Thibô, dont la mère, malheureusement pour lui, était morte, et il le désigna pour son successeur. Thibô, élégant, vif d’esprit, très intelligent, se prêta, pendant les premiers jours du règne, aux réformes projetées par son père et quelques-uns des Birmans qui avaient fait le voyage d’Europe. On reçut au palais tous les journaux de France et de l’Inde. Un de nos compatriotes, M. Fernand d’Avéra, y expliquait comment dans les pays civilisés on élaborait et exécutait les lois. Un autre Français, M. de Theveloc, donnait aux troupes birmanes une instruction militaire dont elles avaient le plus grand besoin. Il fut question de créera Paris des compagnies pour mettre en exploitation les mines et les forêts. Il y eut un trésor d’État correctement administré, un conseil de ministres qui disait : « Le roi, c’est nous ! » Formule bien nouvelle, n’est-ce pas, dans un pays d’absolutisme séculaire ?

Cela dura soixante jours.

Soudainement, Thibô devint sombre et taciturne, et, s’il sortait de sa morosité, c’était pour se livrer avec des jeunes gens de son âge à d’odieuses débauches. Sollicité avec acharnement par le parti vieux birman d’interrompre les réformes en voie d’exécution, pressé par la reine mère, veuve de Mendoûme-Men, d’exterminer