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mer voluptueuse où j’écoutais chanter les Sirènes ! Voilà mon berceau selon la chair, voilà ma patrie selon le siècle ! Berceau fleuri, patrie illustre, au jugement des hommes ! Il est naturel à tes enfans, Alexandrie, de te chérir comme une mère, et je fus engendré dans ton sein magnifiquement paré. Mais l’ascète méprise la nature, le mystique dédaigne les apparences, le chrétien regarde sa patrie humaine comme un lieu d’exil, le moine échappe à la terre. J’ai détourné mon cœur de ton amour, Alexandrie. Je te hais ! Je te hais pour ta richesse, pour ta science, pour ta douceur et pour ta beauté. Sois maudit, temple des démons ! couche impudique des gentils, chaire empestée des Ariens, sois maudite !

Et toi, fils ailé du Ciel, qui conduisis le saint ermite Antoine, notre père, quand, venu du fond du désert, il pénétra dans cette citadelle de l’idolâtrie pour affermir la foi des confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur, invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume du battement de tes ailes l’air corrompu que je vais respirer parmi les princes ténébreux du siècle !

Il dit et reprit sa route. Il passa sous la porte du Soleil, et traversa la ville d’un pas rapide. Après dix années d’absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre était une pierre de scandale, qui lui rappelait un péché. C’est pourquoi il frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chaussées et il se réjouissait d’y marquer la trace sanglante de ses talons déchirés. Laissant à sa gauche les magnifiques portiques du temple de Sérapis, il s’engagea dans une voie bordée de riches demeures, qui semblaient assoupies parmi les parfums. Là les pins, les érables, les térébinthes élevaient leur tête au-dessus des corniches rouges et des acrotères d’or. On voyait, par les portes entr’ouvertes, des statues d’airain dans des vestibules de marbre et des jets d’eau au milieu du feuillage. Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites ; on entendait seulement le son lointain d’une flûte. Le moine s’arrêta devant une maison assez petite, mais de nobles proportions, et soutenue par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elle était ornée des bustes en bronze des plus illustres philosophes de la Grèce.

Il y reconnut Socrate, Platon, Aristote, Épicure et Zénon. Et, la main sur le marteau de la porte, il attendit en songeant :

— C’est en vain que le métal glorifie ces faux sages ; leurs mensonges sont confondus ; leurs âmes sont plongées dans l’enfer, et le fameux Platon lui-même, qui remplit la terre du bruit de son éloquence, ne dispute désormais qu’avec les diables.