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THAÏS

ne douta point que ce ne fût l’ermite. Il le salua par les paroles que les moines ont coutume déchanger quand ils se rencontrent :

— Que la paix soit avec toi, mon frère ! Puisses-tu goûter un jour le doux rafraîchissement du Paradis !

L’homme ne répondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas entendre. Paphnuce s’imagina que ce silence était causé par un de ces ravissemens dont les saints sont coutumiers. Il se mit à genoux, les mains jointes, à côté de l’inconnu et resta ainsi en prières jusqu’au coucher du soleil. À ce moment, voyant que son compagnon n’avait pas bougé, il lui dit :

— Mon père, si tu es sorti de l’extase où je t’ai vu plongé, donne-moi ta bénédiction en Notre-Seigneur Jésus-Christ.

L’autre lui répondit sans tourner la tête :

— Étranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce Seigneur Jésus-Christ.

— Quoi ! s’écria Paphnuce. Les prophètes l’ont annoncé ; des légions de martyrs ont confessé son nom. César lui-même l’a adoré, et tantôt encore j’ai fait proclamer sa gloire par le sphinx de Silsilé. Est-il possible que tu ne le connaisses pas ?

— Mon ami, répondit l’autre, cela est possible. Ce serait même certain, s’il y avait quelque certitude au monde.

Paphnuce était surpris et contristé de l’incroyable ignorance de cet homme.

— Si tu ne connais Jésus-Christ, lui dit-il, tes œuvres ne te serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie éternelle.

Le vieillard répliqua :

— Il est vain d’agir ou de s’abstenir ; il est indifférent de vivre ou de mourir.

— Eh ! quoi ! demanda Paphnuce, tu ne désires pas vivre dans l’éternité ? Mais, dis-moi, n’habites-tu pas une cabane dans ce désert à la façon des anachorètes ?

— Il paraît.

— Ne vis-tu pas nu et dénué de tout ?

— Il semble.

— Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chasteté ?

— Il est possible.

— N’as-tu pas renoncé à toutes les vanités de ce monde ?

— J’ai renoncé, en effet, aux choses vaines qui font communément le souci des hommes.

— Ainsi, tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l’es pas comme moi pour l’amour de Dieu et en vue de la félicité