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une grosse pierre, il la jeta à la face de l’idole. Alors, le visage mystérieux du Sphinx exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce eu fut ému. En vérité, l’expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre était empreinte aurait touché l’homme le plus insensible. C’est pourquoi Paphnuce dit au Sphinx :

— O Bête, à l’exemple des Satyres et des Centaures que vit dans le désert notre père Antoine, confesse la divinité du Christ Jésus, et je te bénirai au nom du Père, du Fils et de l’Esprit.

Il dit, une lueur rose sortit des yeux du Sphinx ; les lourdes paupières de la bête tressaillirent et les lèvres de granit articulèrent péniblement, comme un écho de la voix de l’homme, le saint nom de Jésus-Christ. C’est pourquoi Paphnuce, étendant la main droite, bénit le Sphinx de Silsilé.

Cela fait, il poursuivit son chemin, et, la vallée s’étant élargie, il vit les ruines d’une ville immense. Les temples, restés debout, étaient portés par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vache attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir. Il marcha ainsi dix-sept jours, mâchant pour toute nourriture quelques herbes crues et dormant la nuit dans les palais écroulés, parmi les chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se mêler des femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce savait que ces femmes venaient de l’enfer et il les chassait en faisant le signe de la croix.

Le dix-huitième jour, ayant découvert, loin de tout village, une misérable hutte de feuilles de palmier, à demi ensevelie sous le sable qu’apporte le vent du désert, il s’en approcha, avec l’espoir que cette cabane était habitée par quelque pieux anachorète. Comme il n’y avait point de porte, il aperçut à l’intérieur une cruche, un tas d’oignons et un lit de feuilles sèches.

— Voilà, se dit-il, le mobilier d’un ascète. Communément les ermites s’éloignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer bientôt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, à l’exemple du saint solitaire Antoine qui, s’étant rendu auprès de l’ermite Paul, l’embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses éternelles, et peut-être Notre-Seigneur nous enverra-t-il par un corbeau un pain que mon hôte m’invitera honnêtement à rompre.

Tandis qu’il se parlait ainsi à lui-même, il tournait autour de la hutte, cherchant s’il ne découvrirait personne. Il n’avait pas fait cent pas, qu’il aperçut un homme assis, les jambes croisées, sur la berge du Nil. Cet homme était nu ; sa chevelure, comme sa barbe, entièrement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce