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THAÏS

Paphnuce ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l’aube une vision. Thaïs lui apparut encore. Son visage n’exprimait pas les voluptés coupables et elle n’était point vêtue, selon son habitude, de tissus diaphanes. Un suaire l’enveloppait tout entière et lui cachait même une partie du visage, en sorte que l’abbé ne voyait que deux yeux qui répandaient des larmes blanches et lourdes.

À cette vue, il se mit lui-même à pleurer et, pensant que cette vision lui venait de Dieu, il n’hésita plus. Il se leva, saisit un bâton noueux, image de la foi chrétienne, sortit de sa cellule, dont il ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent sur le sable et les oiseaux de l’air ne pussent venir souiller le livre des Écritures qu’il conservait au chevet de son lit, appela le diacre Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois disciples ; puis, vêtu seulement d’un long cilice, prit sa route vers le Nil, avec le dessein de suivre à pied la rive libyque jusqu’à la ville fondé par le Macédonien. Il marchait depuis l’aube, sur le sable, méprisant la fatigue, la faim, la soif ; le soleil était déjà bas à l’horizon, quand il vit le fleuve effrayant, qui roulait ses eaux sanglantes entre des rochers d’or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux portes des cabanes isolées, pour l’amour de Dieu, et recevant l’injure, les refus, les menaces avec allégresse. Il ne redoutait ni les brigands ni les bêtes féroces, mais il prenait grand soin de se détourner des villes et des villages qui se trouvaient sur sa route. Il craignait de rencontrer des enfans jouant aux osselets devant la maison de leur père, ou de voir, au bord des citernes, des femmes en chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout est péril au solitaire ; c’est parfois un danger pour lui de lire dans l’Écriture que le divin maître allait de ville en ville et soupait avec ses disciples. Les vertus que les anachorètes brodent soigneusement sur le tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques : un souffle du siècle peut en ternir les agréables couleurs. C’est pourquoi Paphnuce évitait d’entrer dans les villes, craignant que son cœur ne s’amollît à la vue des hommes.

Après six jours de marche, il parvint en un lieu nommé Silsilé. Le fleuve y coule dans une étroite vallée que borde une double chaîne de montagnes de granit. C’est là que les Égyptiens, au temps où ils adoraient les démons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y vit une énorme tête de Sphinx, encore engagée dans la roche. Craignant qu’elle ne fût animée de quelque vertu diabolique, il fit le signe de la croix et prononça le nom de Jésus ; aussitôt une chauve-souris s’échappa d’une des oreilles de la bête et Paphnuce connut qu’il avait chassé le mauvais esprit qui était en cette figure depuis plusieurs siècles. Son zèle s’en accrut et, ayant ramassé