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REVUE DES DEUX MONDES.

Je l’ai connu du temps qu’il vivait parmi nous : il s’égayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la mélancolie. Mais n’es-tu pas venu, mon frère, m’entretenir d’un dessein formé dans ton esprit ? Tu me favoriseras en m’en faisant part, si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu.

— Frère Palémon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur. Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumières et le péché n’a jamais obscurci la clarté de ton intelligence.

— Frère Paphnuce, je ne suis pas digne de délier la courroie de tes sandales et mes iniquités sont innombrables comme les sables du désert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l’aide de mon expérience.

— Je te confierai donc, frère Palémon, que je suis pénétré de douleur à la pensée qu’il y a dans Alexandrie une courtisane nommée Thaïs qui vit dans le péché et demeure pour le peuple un objet de scandale.

— Frère Paphnuce, c’est là en effet une abomination dont il convient de s’affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-là parmi les gentils. As-tu imaginé un remède applicable à ce grand mal ?

— Frère Palémon, j’irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein ; ne l’approuves-tu pas, mon frère ?

— Frère Paphnuce, je ne suis qu’un malheureux pécheur. Mais notre père Antoine avait coutume de dire : « En quelque lieu que tu sois, ne te hâte pas d’en sortir pour aller ailleurs. »

— Frère Palémon, découvres-tu quelque chose de mauvais dans l’entreprise que j’ai conçue ?

— Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupçonner les intentions de mon frère ! Mais notre père Antoine disait encore : « Les poissons qui sont tirés en un lieu sec y trouvent la mort : pareillement il advient que les moines qui s’en vont hors de leurs cellules et se mêlent aux gens du siècle s’écartent des bons propos. »

Ayant ainsi parlé, le vieillard Palémon enfonça du pied dans la terre le tranchant de sa bêche et se mit à creuser le sol avec ardeur autour d’un figuier chargé de fruits. Tandis qu’il bêchait, une antilope, ayant franchi, dans un bruit de feuillage, la haie qui fermait le jardin, s’arrêta, surprise, inquiète, le jarret frémissant, puis s’approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tête dans le sein de son ami.

— Dieu soit loué dans la gazelle du désert ! dit Palémon.

Et, s’en étant allé dans sa cabane, suivi de la bête légère, il rapporta du pain noir que l’antilope mangeait dans le creux de sa main.