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voudrait qu’ils apportassent la même abnégation à l’accomplissement du plus pénible des devoirs du citoyen ! c’est demander plus que ne comporte la nature humaine. Imaginez ce que rêvent quelques Israélites d’Orient : un état juif, un nouveau Juda gouverné par des juifs avec des lois juives. Croyez-vous que, si cet Israël ressuscité traitait les chrétiens comme la Russie orthodoxe traite les juifs, les chrétiens, sujets d’Israël se jugeraient tenus en conscience de servir sous les étendards des successeurs de David ? — Chrétien, juif ou musulman, pour se sentir astreint à tous les devoirs du citoyen, il faut en posséder tous les droits. Veut-on exiger des juifs autant que des Russes, qu’on commence par les traiter en Russes.

Il n’était, récemment encore, aucune ruse, aucune fraude dont un juif polonais ne fût capable pour échapper à la conscription. Il faut dire que, pour les israélites talmudistes, stricts observateurs de la loi, la vie militaire est particulièrement dure. Il est malaisé, au camp ou à la caserne, de demeurer fidèle aux minutieuses prescriptions de la loi mosaïque. L’antipathie du juif russe pour le service a été encore accrue par les souvenirs que lui a laissés le système des « cantonistes. » Les premiers soldats levés parmi les israélites étaient des-enfans de dix ans, arrachés pour toujours à leur famille et baptisés de force. Alexandre Ier et Nicolas en usaient avec eux, à peu près comme les Turcs, avant Mahmoud, avec les enfans chrétiens élevés comme janissaires. Naguère encore, l’armée était, pour le juif, une école de prosélytisme contre le judaïsme. Il ne faut pas oublier enfin qu’aux juifs tout avancement est refusé. Ils ne peuvent devenir officiers ; les règlemens ont soin de leur interdire l’accès des écoles militaires. Le soldat juif, qui a servi des années sous les aigles impériales, n’a même pas le droit, une fois libéré, de vivre et de mourir là où il a tenu garnison.

Les conscrits de la classe de 1886 étaient au nombre de 832,000, dont 45,000 israélites, de quoi former tout un corps d’armée. Il y a eu, parmi eux, un peu plus de 4,000 réfractaires, soit environ 10 pour 100. La proportion était autrefois beaucoup plus considérable ; elle montait jusqu’à 30 et 40 pour 100[1]. Pour obvier aux répugnances militaires des israélites et empêcher que les chrétiens n’en fussent indirectement victimes, un ukase de 1876 avait ordonné

  1. Les israélites prétendant que le grand nombre des réfractaires de leur culte tient à ce qu’on appelle plus d’Israélites que de raison. Les listes d’appel comprendraient des jeunes gens inscrits déjà ailleurs, ou ayant déjà servi, ou étant morts. À prendre les chiffres des appels, la population juive de l’empire serait, disent ses avocats, d’au moins 5 millions, tandis qu’elle n’égale pas 4. Il faut l’imperfection des registres de l’état civil russe pour expliquer de pareilles contestations. Les rabbins qui tiennent les registres de l’état civil de leurs coreligionnaires sont accusés de se prêter parfois à des fraudes.