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pratiquant les Européens, je me suis aperçu que les mêmes maximes, les mêmes formules ont des significations diverses, selon les pays et les époques. Nous aussi, Indous, nous pourrions nous glorifier d’avoir devancé 1789. Comment, direz-vous, l’Inde, la patrie des castes ? Oui ; vous oubliez que des montagnes du Népaul est sortie, il y a vingt-cinq siècles, une doctrine qui renversait toutes les barrières de castes. Le bouddhisme prêchait, lui aussi, l’égalité, la fraternité, la tolérance, et prétendait apporter aux hommes la liberté. Du Gange au Jourdain, comme du Jourdain à la Seine, nous pourrions imaginer de secrètes infiltrations à travers les siècles. Certains de vos savans ne l’ont-ils pas supposé pour des dogmes ou des rites ? Mais non, si loin que soufflent les vents de la mer, et si légères que semblent les graines d’idées, je ne prétends rien de pareil. Je sais que dans l’Inde, dans la mystique fleur de lotus des brahmanes, sur les lèvres pâles des disciples de Siddharta, les mots d’égalité, de fraternité, de liberté ont un autre sens, ou un autre sentiment, que dans votre brumeuse Europe. Si jamais nous les interprétons comme vous, ce sera par imitation ; vous nous l’enseignerez peut-être, sauf à vous repentir de vos leçons ; mais nous en sommes encore loin. Votre égalité nous semble une fiction. Votre fraternité nous paraît bornée, étroite ; elle se limite aux hommes, elle n’atteint pas nos humbles frères, les animaux des champs et les oiseaux du ciel. Votre liberté, orgueilleuse et turbulente, est dupe de ce monde décevant d’apparences trompeuses ; elle consiste dans le développement et l’exercice de la personnalité ; tandis que, pour nos sages, la vraie liberté est dans la délivrance du mal de l’être et dans l’anéantissement de la personnalité. Votre Révolution se vante, parait-il, d’être conforme à la raison et à la nature ; mais notre raison ne raisonne pas toujours comme la vôtre, et la nature humaine a moins d’unité que vous ne l’imaginez. »


« Cet Hindou a raison, dit un Suisse, professeur d’histoire naturelle à l’université de Genève. Une révolution est le produit d’un sol, d’un pays, d’une race ; elle est la résultante d’une civilisation, d’un état social, d’une conception de l’homme et de l’humanité. Par cela même, on comprend mal une révolution universelle et définitive, bonne pour tous les pays et pour tous les temps. Le contre-coup de la Révolution française vient de l’unité de l’ancienne Europe, de la similitude de mœurs et d’institutions dans ce que nos pères appelaient la chrétienté. Alors même, chaque peuple a entendu la Révolution, chacun l’a appliquée à sa manière. Notre Suisse en fournirait un exemple, aussi bien que l’Allemagne et l’Italie. Quoi de plus voisin de la France que la Suisse et Genève ?