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capitale, elle mettait la liberté naissante à la merci de la populace. L’abolition des provinces, la réprobation de tout fédéralisme politique, social, religieux, la guerre à l’esprit de localité, de corporation, d’église, de famille, a peut-être été la faute capitale de la Révolution, celle qui a rendu les autres presque irrémédiables. La république, pour ne pas dire la liberté, n’eût pu vivre qu’avec le fédéralisme. Placer face à face l’individu et l’État, l’individu pourvu théoriquement de tous les droits et l’Etat pratiquement omnipotent, c’était condamner la France à osciller de l’anarchie au despotisme. Comment s’étonner, si en Amérique, on se pose la question : Was not french Révolution a failure ? Gouverneur Morris écrivait à Washington, dès 1790 : Pour cette fois, la Révolution est manquée. Il avait raison. — Cent ans après, est-on sûr qu’elle ait réussi ?

« Comme on s’explique le succès différent des révolutions de France et d’Amérique ! Nous avions tant de causes de supériorité qu’il serait injuste d’en trop triompher. En Amérique, la liberté et l’égalité avaient grandi avec le peuple ; pour les établir, nous n’avions rien à renverser. Toutes deux étaient des plantes naturelles, spontanées, non des fleurs exotiques acclimatées à grands frais. La démocratie sortait de tout notre passé. En quittant le vieux monde, nos pères y avaient laissé la monarchie, l’aristocratie, l’église établie, les privilèges, les distinctions de classes. Les Washington, les Adams, les Madison, les Hamilton, ont fait une république, parce qu’ils ne pouvaient faire autre chose : les matériaux leur eussent manqué. La souveraineté du peuple n’était pas, chez nous, un dogme abstrait, révélé par les philosophes ; elle existait en acte, avant d’être inscrite dans les lois. Pour que les Français de 1789 eussent pu rivaliser avec les Américains, il leur eût fallu quitter le vieux sol gaulois et passer, eux aussi, la mer. Une société nouvelle veut une terre neuve, vierge des décombres du passé. Il faudra des générations pour que la démocratie se sente à l’aise en Europe ; il lui faut s’installer dans les ruines d’une maison qui n’a pas été bâtie pour elle, et faire mur mitoyen avec les grandes monarchies continentales. Pour que la démocratie moderne pût se développer dans toute sa force, il fallait l’Amérique, un sol libre des débris des vieux âges, un territoire immense sans voisins, où les armées fussent inutiles, où les races pussent se fondre. On conçoit mal une jeune démocratie au milieu de grands états militaires. Le cedant arma togœ est d’une application difficile dans un pays en armes. La Révolution a eu le tort de l’oublier ; elle n’a renversé les Bourbons que pour tomber sous la botte d’un soldat ; puisse la France de 1889 ne pas recommencer la même expérience ! »