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belle, les artistes l’adorent. Elle est morale : un matérialisme grossier, fondé sur le goût du bien-être, inspire les ridicules théories de la paix perpétuelle, et le snobisme des ligues de la paix. Les pays industriels, avec leur âpreté au gain, leurs établissemens financiers véreux, le vol habile et la banqueroute, sont-ils donc plus humains, plus moraux que les états militaires ? La guerre fait fleurir tous les sentimens nobles, développe l’esprit de sacrifice, fond toutes les volontés en une seule, impose à la querelle des partis un silence sacré. Après une longue paix, elle empêche les nations de glisser dans la mollesse, la frivolité, la décadence. Les destinées du Piémont et de la Prusse prouvent qu’elle est une source de rajeunissement pour la force morale des peuples… Mais le meilleur argument que, au point de vue de M. de Treitschke, l’on puisse invoquer en faveur de la guerre, n’est pas esthétique ou mystique, il est darwinien. La fin de la guerre serait peut-être la fin de l’esprit national. Or nous avons des raisons de croire que l’antagonisme des nations et des races, comme celui des espèces, rentre dans les lois générales de la nature, et que les nations sont destinées à se supplanter, comme les espèces se sont supplantées. Malheur donc aux pacifiques, malheur aux doux et aux faibles ! Selon l’évangile de Jésus, le royaume du ciel est à eux ; mais heureux les forts et les belliqueux, parce qu’ils auront le royaume de la terre.

A ces dures théories, qui ne sont pas sans réplique[1], qu’il nous suffise d’opposer l’esprit et le programme de gouvernement de l’empereur Frédéric III, qui les contredisait de tous points. Ce prince de race belliqueuse, et qui remporta des victoires, avait l’horreur de la guerre, et le dégoût de la vaine gloire qu’elle procure. Il exhortait les jeunes gens à se détourner d’un patriotisme étroit, haineux et méprisant, à ne pas donner au mot welche de chauvinisme droit de cité en Allemagne. Il était plutôt Allemand que particulariste prussien : tous ses sujets, catholiques, protestans, sémites, étaient, disait-il, également proches de son cœur. Son libéralisme inclinait au système parlementaire anglais ; il accordait peu de confiance au socialisme d’Etat, comme panacée aux misères du peuple. Il rêvait d’inaugurer une ère d’activité et de paix automne, qui, à la devise barbare du fer et du sang, opposerait celle de force et esprit, qui pût réconcilier l’éternelle rivalité de Sparte et d’Athènes, et non pas seulement faire craindre, mais faire aimer la domination de l’Allemagne, par le concours qu’elle pourrait apporter à la civilisation générale. Il vivait enfin et respirait dans ces belles idées d’humanisme, aujourd’hui décriées,

  1. G. Valbert, la Ligue de la paix (Revue du 15 mars 1889).