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Les discours de Fichte prononcés à l’université de Berlin en 1808 furent un acte politique : et c’est ce genre d’éloquence que M. de Treitschke s’est toujours proposé comme modèle. Il s’agit pour l’orateur non de charmer en habile joueur de flûte, mais d’agir sur les volontés, de chasser à coups de fouet de l’esprit de ses auditeurs les doutes qui les tourmentent et les empêchent d’agir, de s’élever enfin jusqu’à cette éloquence démosthénienne qui n’est saluée pour tout applaudissement que de ce seul cri échappé des poitrines : « Marchons contre Philippe ! »

Il faut donc parler, écrire, pour agir sur les contemporains. Philosophie, poésie, histoire, éloquence, n’ont pas de plus noble but que de porter aux actions généreuses et désintéressées, en vue du bien public, de célébrer la volonté et le caractère, fût-ce même aux dépens de l’esprit et du talent. Il est nécessaire qu’on accorde le même degré d’admiration au grand homme de guerre qu’au grand artiste. L’homme politique, doué de génie, voit les choses de ce monde avec la force de pensée d’un Kant ou d’un Goethe. Il n’est pas juste de dire que notre époque soit pauvre en poètes, quand elle possède un Bismarck, et un Cavour. Ils ont appliqué à l’Etat leur idée du Beau, ils ont écrit l’épopée vivante non avec l’encre, mais avec le sang. Toute l’œuvre de M. de Treitschke tendra à faire naître et à répandre le culte des grands hommes d’action fondateurs de l’Allemagne moderne, le heroworship, comme l’entendait Carlyle, à mettre non pas seulement les génies organisateurs, Stein et Scharnhorst, mais de simples héros d’exécution comme Blücher, au rang des héros de la pensée, peut-être même plus haut.

Nous serions tentés ici de crier à la barbarie. N’est-ce pas pourtant dans le même sens que le plus délicat et le plus dilettante de nos écrivains, M. Renan, disait un jour que les portes de l’Académie française s’ouvriraient toutes grandes et par acclamation unanime au capitaine qui reviendrait victorieux des frontières, n’eût-il d’ailleurs d’autres titres que ses bulletins de bataille, d’autre éloquence que la voix rauque du commandement ? N’avons-nous pas lieu de craindre que, dans notre société lettrée et polie, et dans nos subtils cénacles, il n’y ait tendance à rabaisser la politique, à l’abandonner aux discrédités et aux incapables, et à enfler singulièrement l’importance d’œuvres éphémères qui charment notre élégante oisiveté ?

Il y a là en présence et en opposition deux manières essentielles de considérer la vie, ou comme une jouissance, un raffinement de sensations exquises d’art et de poésie, — ou bien, à la manière des nations du Nord, comme un accroissement continu de force et de puissance. Or imaginez en lutte un peuple où les plus