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choses. Nous sommes ici en présence du professeur emporté par le courant des passions contemporaines ; il publie des essais, des brochures, des pamphlets sur les questions du jour, répand les théories constitutionnelles du prince de Bismarck, dresse des soldats et des électeurs, fait concourir la science et l’histoire à former des patriotes dévoués à la politique prussienne.

Il nous a été donné d’entendre M. de Treitschke à l’Université de Berlin. C’est une figure originale, un talent plein de contrastes. Ce Saxon, plus Prussien que le roi de Prusse, n’offre au physique rien d’un Allemand. Il a plutôt l’apparence d’un Tchèque. Autre disparate plus frappante encore, cet homme qui dispose de presque tous les dons de l’orateur, l’abondance, la véhémence, la chaleur communicative, s’exprime avec un organe défectueux ; son débit est brouillé, haletant ; une surdité presque complète l’empêche de s’entendre parler. À ce propos, un de ses adversaires politiques, par allusion aux idées exclusives et volontairement fermées que M. de Treitschke s’étudie à répandre parmi la jeunesse allemande, disait sur lui ce mot cruel : « Treitschke est un sourd qui fait des aveugles. » Et ce qui achève chez l’écrivain et l’orateur les intéressantes contradictions, c’est la nature pathétique, prolixe et ornée de son éloquence appliquée à des sujets où un ton qui rappelle la roideur et la concision du commandement, imperatoria brevitas, semblerait mieux approprié : en de volumineux in-octavo, il développe deux ou trois idées très simples, l’excellence des institutions prussiennes, les dangers du parlementarisme, la nécessité de l’état guerrier. Ses pages brillantes le distinguent des publicistes allemands trop souvent lourds et obscurs, pour qui l’épithète de styliste est presque une injure. Styliste, M. de Treitschke le devient parfois jusqu’à la préciosité ; il a le goût des mois rares, la recherche des expressions nouvelles. Il dira par exemple de Paris : « Cette ville qui déjà au moyen âge était un jardin d’amour, et une auberge de tous les doux péchés. » Il a été lui-même poète en sa première jeunesse, et non pas seulement poète patriotique. Mais il n’a depuis cessé de décourager chez ses auditeurs la vocation poétique. Ses essais littéraires, œuvre de début, tendent déjà à présenter en beau langage les lettres comme une occupation inférieure et non virile, et il va nous expliquer pourquoi l’Allemagne contemporaine est devenue si pauvre en chefs-d’œuvre.


II

En d’autres temps, à une période d’indifférence politique et d’alanguissement de la vie nationale, M. de Treitschke se fût peut-être, comme on dit, consacré aux Muses. Il en a le goût inné : les