Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/809

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus, cette règle laisse toujours subsister l’antinomie du beau « typique » avec le plaisir du moment, avec l’intérêt personnel, avec les nécessités mêmes de la vie : il y a des cas où il en coûte trop d’être moralement beau ou moralement sublime, car cette beauté intérieure ou cette sublimité peut s’acheter au prix de la vie. S’il en est qui aiment mieux mourir qu’enlaidir leur âme, c’est qu’ils mêlent à leur sentiment du beau une idée morale : sinon, ce serait sacrifier l’existence à une sorte de coquetterie psychique. Enfin, le sentiment du beau, sans être aussi contemplatif que le prétendent les disciples de Kant, de Schiller et de Spencer lui-même, sans être un pur « jeu de nos facultés simplement représentatives, » n’a cependant pas encore tout le sérieux du bien : il favorise trop une sorte de dilettantisme d’amateur, il n’engage toute l’existence que quand il réussit à produire quelque grand amour ; mais ce grand amour ne va pas sans la persuasion que, derrière les formes qui constituent la beauté, il y a un fond de réelle bonté.

C’est un noble rêve, mais c’est un rêve, que cette période de l’histoire future, « terme idéal du progrès, où tout plaisir serait beau, » comme dit l’auteur des Problèmes d’esthétique contemporaine, et où « toute action agréable serait artistique. » Nous ressemblerions alors à ces instrumens d’une si ample sonorité qu’on ne peut les toucher sans en tirer un son d’une valeur musicale : le plus léger choc nous ferait résonner jusque dans les profondeurs de notre vie morale. Tout plaisir contiendrait, outre les élémens sensibles, des élémens intellectuels et moraux ; il serait donc non-seulement la satisfaction d’un organe déterminé, mais celle de l’individu moral tout entier. « Alors se réaliserait de nouveau l’identité primitive du beau et de l’agréable, mais ce serait l’agréable qui rentrerait et disparaîtrait pour ainsi dire dans le beau, par cela même dans le bon. L’art ne ferait plus qu’un avec l’existence ; nous en viendrions, par l’agrandissement de la conscience, à saisir continuellement l’harmonie de la vie, et chacune de nos joies aurait le caractère sacré de la beauté. » Ainsi conçue, la morale du beau nous transporte d’avance dans le règne idéal de la « grâce ; » par malheur, la société est sous le « règne de la loi ; » et toute loi est un frein de l’égoïsme. La morale purement esthétique pourrait convenir aux dieux de Schiller, vivant dans une sorte d’Olympe où les nécessités de la vie sont inconnues, baignés d’une lumière divine ; mais elle ne suffira jamais aux hommes, qui, ayant des appétits et des besoins, doivent, sous une forme ou sous une autre, s’imposer des obligations et des lois.


ALFRED FOUILLÉE.