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de plus en plus, grâce aux divers genres de sélection qui, dans l’ordre moral et social comme dans l’ordre physique, tendent au triomphe du beau sur le laid. Le jour où l’humanité ne ferait plus que calculer et aurait cessé d’admirer, elle serait perdue, elle aurait même cessé d’être ; non, il n’y aurait plus d’hommes, car l’homme est un animal qui admire. Heureusement, cet abaissement de l’humanité par une fausse science n’est pas à craindre : il faudrait que l’homme devînt insensible même à la beauté féminine pour devenir complètement insensible à la grâce aimable et aimante de la bonne volonté. L’instinct sexuel lui-même serait le dernier refuge du sens du beau : il empêcherait de se tarir la source de la générosité en empêchant aussi de se tarir la source de la vie. Tant qu’il y aura des amoureux et des amoureuses, — et une étoile du soir à regarder, — tant qu’il y aura des mères, tant que les lionnes mêmes se feront tuer pour défendre leurs lionceaux, une force existera capable d’enlever l’être vivant à l’égoïsme de la vie. Ce ne sont pas seulement les vestales, ce sont surtout les amantes et les mères qui entretiennent le feu sacré, le feu de l’amour. La femme est la moralité s’incarnant dans la beauté, pour adoucir et séduire l’homme : elle est grâce, amour, fécondité, maternité, charité, innocence ou bonté ; pour elle, pour elle surtout,


Une larme en dit plus que vous ne pouvez dire ;


elle est le cœur de l’humanité, si l’homme en est la tête ; et l’humanité subsistera tant que ce cœur ne cessera pas de battre.

Pourtant, si le beau est le meilleur et le plus indestructible appui de la moralité, il n’est pas et ne sera jamais la moralité même. Le beau n’a point le caractère absolu, c’est-à-dire définitif et satisfaisant de tous points, que l’humanité attribue à l’idéal moral. Et par bien absolu, nous n’entendons pas ici un commandement absolu, un impératif, mais nous entendons quelque chose de suprême, au-delà de quoi il n’y ait plus rien à rechercher. Ce défaut spéculatif de la morale esthétique se retrouve au point de vue pratique. La règle du beau est assurément supérieure, dans l’application, à la règle trop indéterminée de la vie intense et extensive, proposée par l’école de l’évolution[1] : pour savoir ce qui est bien, le sens commun n’a le plus souvent besoin que de se demander ce qui est beau. Pourtant le critérium n’est pas absolument sûr : on sait assez qu’en fait de beau les hommes ne tombent pas toujours d’accord. De

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1888.