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On s’est moqué de cette prétention des grands poètes à se représenter comme les prophètes, les mages, les prêtres de l’avenir,

Tous ceux en qui Dieu se concentre,
Tous les yeux où la lumière entre
Tous les fronts d’où le rayon sort.

Mais d’abord, ce rôle est parfaitement conforme à l’histoire de la poésie ; s’il est vrai qu’il y a aujourd’hui divorce entre l’art et ce qu’on pourrait appeler la moralisation sociale, il est vrai aussi que le divorce ne durera pas éternellement, que les grands poètes ou artistes redeviendront tôt ou tard les grands initiateurs des masses. De plus, en même temps qu’une valeur morale et sociale, l’art et surtout la poésie a un rôle religieux. Ce qui fait le fond même des religions, c’est la pensée morale ou philosophique traduite par le moyen d’images en sentiment et ainsi tendant à l’action. L’image est, en effet, un intermédiaire naturel et nécessaire entre la pensée pure concevant un idéal de vie et la volonté qui la réalise. Un idéal abstrait ne saurait être une idée-force, capable d’entraîner le mouvement ; il faut que, dans l’idée même, dans la conception, l’acte commence déjà ; ce qui ne peut avoir lieu que si dans l’idée s’introduit une image sensible. Toute image sensible, en effet, enveloppe des mouvemens, les commence, tend à les faire se traduire en actions. C’est ce qui fait que la morale abstraite ne meut pas l’homme, surtout l’homme ordinaire. La morale vivante produit seule cette harmonie des sentimens de l’un avec les sentimens de l’autre, des volontés de l’un avec les volontés de l’autre, qui constitue la sympathie. Aussi toutes les religions, pour adoucir l’homme et le moraliser, ont-elles eu spontanément recours aux images, aux mythes et aux symboles. La religion n’agit sur les âmes que par la poésie qui est en elle : réduite à des lois ou à des idées, elle serait sans influence. La force des diverses religions vient de leur puissance à concevoir des types et à les personnifier dans des individus : la vie et la mort de Jésus, du dieu-homme, du type le plus universel et le plus individuel tout ensemble, voilà ce qui a fait la force du christianisme. La religion n’est ni une science pure, ni une pure métaphysique : elle est essentiellement une poésie, mais une poésie qui croit à ses propres créations, qui prend les images pour des réalités, les mythes pour des vérités profondes où le moral et le physique se réconcilient, et qui raconte ainsi, sous la forme d’une histoire dans le temps, des choses éternelles. La religion est un art, le plus élevé de tous, un art qui, loin de se considérer comme un