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sentiment du sublime. Au lieu d’être humain, l’idéal est alors, pour ainsi dire, cosmique. Les philosophes contemporains de l’Angleterre ont appelé émotion cosmique le sentiment que nous fait éprouver l’univers considéré comme cosmos ou ordre infini. Ils distinguent deux sortes d’émotion cosmique : celle qui se rapporte au grand monde où nous sommes engloutis et celle qui se rapporte au petit monde de notre conscience. L’émotion cosmique est donc l’admiration du monde entier présent à chacune de ses parties ; c’est l’infini vu dans le fini :


Toute l’immensité, sombre, bleue, étoilée[1],
Traverse l’humble fleur du penseur contemplée.


Or nos émotions relatives au grand ou au petit univers s’accompagnent nécessairement d’impulsions analogues à elles-mêmes, qu’on pourrait appeler également cosmiques. Quand nous nous représentans l’univers et son ordre infini, nous sommes comme le musicien qui fait sa partie dans un orchestre : il ne peut entendre l’harmonie qui l’environne et l’englobe sans être entraîné à jouer lui-même sa partie avec plus de force et avec une entière subordination à l’ensemble. L’univers est un orchestre où nous jouons pour notre part et où notre voix se mêle à des milliers d’autres voix : toute représentation vive que nous nous faisons de l’harmonie générale, du rythme qui entraîne le grand monde visible et le petit monde invisible, toute émotion associée à cette double représentation de l’immensité qui est autour de nous et de l’immensité qui est en nous, suscite une impulsion à agir dans le sens même où semble se mouvoir le cosmos : nous sommes soulevés et entraînés par le concert universel. C’est cette impulsion à agir dans le sens de l’univers qui apparaît et apparaîtra toujours à notre conscience sous la forme d’une loi supérieure et sublime, d’une obligation. L’obligation morale est donc à la fois humaine et cosmique. Bien plus, elle peut apparaître comme dépassant le monde visible et comme exprimant un ordre de choses divin, « un en tous, tous en un. »

Mais, dans l’ordre mental comme dans l’ordre physique, il est une chose plus belle que la beauté, et, eu certains cas, plus sublime que la sublimité même : c’est la grâce : — la grâce sous ses deux formes, l’innocence et la bonté ; l’une est une aurore du bien, l’autre on est la splendeur. Quelles que soient les doctrines qui l’emporteront dans l’avenir, peut-on se figurer que l’humanité

  1. Victor Hugo.