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II

Faisons une pure hypothèse ; accordons pour un instant que la morale de l’avenir doive être, sans aucun mélange de notions métaphysiques, toute fondée sur la science, et aussi sur le sentiment du beau ; dans cette hypothèse, quelles transformations subiraient les deux idées essentielles de la morale, obligation et sanction ?

Kant, préoccupé à l’excès d’opposer le bien au beau, se demande à plusieurs reprises, sans pouvoir trouver de réponse : — Comment se fait-il que nous prônions intérêt à la loi morale en raison de ce qu’elle a d’universel ? « Agis de telle sorte que la maxime qui dirige ton action puisse être érigée en loi universelle pour les êtres raisonnables. Par quel prodige une maxime universelle, par son universalité même, agit-elle sur notre sensibilité propre en même temps que sur notre raison, et y produit-elle cette sorte « d’intérêt » supérieur, d’intérêt désintéressé, qui est le sentiment d’obligation morale ? — « Mystère, » répond Kant. Et il ne se demande pas si l’action dirigée par une maxime universelle, indépendante des individus, n’offre point un caractère esthétique. Ce caractère, cependant, est visible, et tantôt il est celui du beau, tantôt celui du sublime. Le type de l’espèce humaine, de l’espèce raisonnable, réalisé par une volonté individuelle, n’est-ce pas précisément la beauté intérieure ? Chaque espèce reconnaît son type, qui lui sert de mesure en fait de beau et de bien ; elle a le sens de son passé, de son présent, de son avenir. De plus, les types des diverses espèces se classent pour ainsi dire d’eux-mêmes et historiquement par leur place dans l’évolution : le temps devient un juge. L’humanité, la dernière venue parmi les espèces, a aussi la conscience d’être la plus haut placée dans la hiérarchie : elle sait quand elle déchoit et quand elle monte. Elle peut se comparer, et par cela même se juger en jugeant le chemin parcouru par l’évolution. L’évolution, en elle-même, n’est qu’un mouvement qui semble échapper à l’appréciation esthétique ; mais le type, avec ses formes arrêtées, est un repos apparent qui résume les mouvemens passés et annonce les mouvemens futurs : c’est l’évolution fixée ; au lieu d’avoir une valeur toute « dynamique, » le type a donc une valeur « statique » et par cela même esthétique ; c’est un des stades et une des formes de la vie. Par cela même il n’est plus une simple affaire de quantité brute : il a une qualité. Par là aussi redevient possible, dans la doctrine de l’évolution, une mesure du progrès et une classification des êtres et des actes qui expriment tel ou tel degré de l’évolution, tantôt celui de la brutalité, tantôt celui de