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vant avec tiédeur les ordres de son chef bourru, fait traverser ainsi les seuils des bassins aux navires qui doivent entrer ou sortir. L’Hirondelle s’amarrait finalement dans le bassin du commerce, ayant inauguré pour le mieux la nouvelle période de son existence. Elle ne devait séjourner au Havre que juste le temps nécessaire pour compléter son armement et prendre ensuite le chemin de la Méditerranée. Ce fut alors que sous les fleurs dont le parfum me grisait depuis huit jours, les premières épines se révélèrent. D’ailleurs à mesure que j’entrais plus dans mon rôle de capitaine, il était à prévoir que j’essuierais les leçons plus sévères de l’apprentissage.

D’abord Risco, mon favori, peut-être encouragé par ma condescendance, devint oublieux de son devoir, et abusant d’une permission de minuit, disparut durant vingt-quatre heures. Quand il revint, ce fut le sourire aux lèvres, avec une excuse que l’on ne crut pas devoir approfondir (entraîné par son goût pour la cueillette des fleurs champêtres, il s’était perdu dans la campagne) ; mais on dut lui faire des représentations sérieuses sur l’embarras qu’il avait causé et sur le mauvais exemple qu’il donnait. En effet, quelques-uns de mes hommes ne tardèrent pas à laisser voir combien peu ils savaient dominer leurs passions, et dans un port tel que celui-ci où les navires communiquent directement avec le quai au moyen d’une passerelle, une escapade devient facile pour des marins sans scrupules ; les autres ont toujours quelque parent, le plus souvent des cousines ou des sœurs qui les réclament pour la soirée. À la veille d’un long voyage, quel capitaine saurait être bien rigoureux pour ces permissions ? Aussi parfois le matin s’aperçoit-on que plusieurs familles n’ont pas été pour leur hôte suffisamment soucieuses d’une tenue décente.

Après une petite épuration nécessitée par les circonstances, on eut tout lieu de croire sur l’Hirondelle que le reste de l’équipage, ayant subi sans accroc moral sérieux cette épreuve d’une relâche dangereuse, ne s’éloignait guère de la perfection. Un personnage qui manquait jusque-là, et qui est toujours la cheville ouvrière du bord : un maître d’équipage, fut alors embarqué, et je vis avec bonheur venir le jour où, sur ma goélette en appareillage, ces désagrémens vulgaires allaient rendre la place au travail et aux saines émotions de la mer.


Prince Albert de Monaco.