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Alors on passa tout près d’un essaim de pêcheurs qui visitaient leurs engins ; sur celui que nous rapprochâmes le plus, quelques hommes en grappe au-dessus du bastingage, frôlés par les battemens de la grand’voile brune à demi carguée, rentraient péniblement et lentement un filet d’où l’eau ruisselait sur leurs bottes et s’écoulait en petites cascades par les dalots du pont, tantôt d’un bord, tantôt de l’autre, suivant le roulis. De la fumée s’échappait d’un tuyau percé par la rouille et qui se dressait à l’arrière du mât : c’était le repas matinal qui se préparait sous la garde du mousse ; et celui-ci, attiré par l’approche de la goélette, montrait hors d’un panneau sa frimousse gamine barbouillée de diverses choses.

Nos hommes de quart, pieds et jambes nus, lavaient à grande eau le pont, les parois, les claires-voies, les panneaux ; quelques-uns remplissant dans la mer leurs seaux de toile suspendus par une corde et qu’ils vidaient à grand fracas dans tous les recoins, les autres faisant courir toute cette eau avec de grosses brosses emmanchées. C’était l’heure de la propreté, la première heure du jour, pendant laquelle les matelots dépensent à bord le meilleur de leur activité : car c’est bien devant un soleil encore très bas, qui mêle une chaleur légère à la fraîche pureté du matin, quand on a joui d’un repos suffisant, que le travail en plein air satisfait mieux les muscles d’un corps sain, comme aussi les premières envolées d’un esprit vigoureux cherchant son équilibre dérangé par l’incertitude et les divagations du sommeil. C’est alors que le travailleur sent rayonner dans son cœur une exultation nerveuse qui se trahit sur ses lèvres par des chansons joyeuses.

Mais les bruits du lavage cessèrent, et la plupart des marins disparurent dans le panneau qui, tout à l’avant, conduit au poste de l’équipage : ils allaient déjeuner sans qu’on eût besoin de les avertir, car l’arôme du café, depuis un moment répandu sur toute la goélette, s’en chargeait lui-même. Le café des matelots ne plairait pas à tout le monde : quel que soit son mérite, ils veulent qu’on l’additionne copieusement de chicorée, pour la couleur qu’elle lui donne. Ces hommes, toujours comme des enfans, sont excessifs dans les exigences de leur imagination et se laissent séduire par la quantité plus que par la qualité de ce qu’ils aiment. Il est généralement admis que le café doit être foncé ? Eh bien ! ici on le veut noir comme de l’encre, et on en veut beaucoup ! Le biscuit qui doit raccompagner est préalablement rompu avec l’aide d’un marteau, à travers les parois d’un sac où il est renfermé pour que les miettes résultant de cette opération ne se perdent pas. Dans les milieux marins où l’on tient moins que sur l’Hirondelle aux bonnes manières, chacun se