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conduisirent un jour dans la charmante crique de Torquay, et là je vis se balançant toute seule, au pied de villas presque ensevelies sous les futaies de leurs parcs, une goélette qui semblait ainsi un joyau de la mer, délicieusement enchâssé dans les belles images réfléchies sur l’eau miroitante tout le long des rives, et qui fixa bientôt mes plus ardentes sympathies de navigateur. Elle se nommait Pleiad.

Presque aussitôt je me rendis à bord et, sous l’œil un peu fier de l’heureux propriétaire d’alors, je pus constater que rien ne satisferait mieux l’idéal de mon imagination, rien ne pouvant offrir des qualités fondamentales réunies sous des formes plus élégantes. Au dehors, sur les lignes parfaites d’une coque noire rehaussée par une ceinture d’or, se dressait une mâture audacieuse et forte, cambrée vers ses hauts sous l’irréprochable raideur du gréement, tandis que, tout à son pied s’appuyaient deux guis puissans faits pour supporter des voiles immenses, mais si bien serrées que les étuis dont elles étaient recouvertes dissimulaient presque leur présence. Au dedans, sous le pont qui invitait par sa longueur et la blancheur de ses bordages à cette promenade que les marins pratiquent si volontiers, le luxe solide et mâle des boiseries accompagnait une distribution méticuleusement confortable des logemens et de l’office, de la cuisine et du poste éclairés par une abondante lumière qui tombait par de vastes claires-voies. Surtout cela, aucun maquillage : la Pleiad, accomplie, encore jeune, ménagée par la fortune de la mer, pouvant se passer d’artifice.

Entièrement séduit par les charmes de ce joli navire, je me mis avec une impatience anxieuse à la recherche d’informations sur son sujet : elles conclurent en faveur de qualités précieuses, mais évoquèrent un lugubre souvenir de son passé. Dans un jour de course, par très mauvais temps, deux hommes enlevés avaient été perdus. Quelquefois, depuis lors, penché sur l’arrière de la goélette et suivant des yeux l’écume blanche qui tourbillonnait dans son sillage, effleurée par les teintes changeantes des belles soirées du large, j’ai cru voir surgir les spectres de ces deux marins ! Leurs chevelures hérissées dans les rafales qui frisaient la mer autour d’eux, se dressaient par momens sur les eaux ; puis, dans un effort ardent, leurs visages émergeaient encore, tournés vers le navire qui fuyait impuissant, et leurs bouches agrandies par l’angoisse hurlaient un appel que l’irruption de l’eau étranglait à l’instant ; une dernière fois leurs corps apparaissaient debout soulevés par la crête d’une-lame, les bras semblaient vouloir saisir l’illusion d’un secours, puis on ne voyait, plus au loin que la succession des vagues brisant les unes sur les autres, on n’entendait plus que les bruits sauvages de la tempête.