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dans les villes et les bourgades, la proportion des juifs aux non-juifs est encore plus élevée pour la population urbaine. En mainte ville de Pologne, de Lithuanie, de Petite-Russie, les juifs sont en majorité ; nombre de bourgades, des villes même de 20,000, de 30,000, de 50,000 habitans, telles que Berditchef et Balta, sont de sordides Sion où les chrétiens semblent perdus au milieu des fils de Jacob rassemblés de nouveau en corps de nation.

Les juifs y étant plus nombreux que partout ailleurs, et le gouvernement s’(‘‘lan1 étudié à les cantonner dans une région, la question improprement appelée sémitique devait avoir en Russie plus d’acuité qu’en aucun autre pays, chez elle, tout comme en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Roumanie, en Algérie même, cette question a plusieurs faces ; on peut l’envisager sous trois aspects principaux, dont l’importance relative varie suivant les diverses contrées. C’est, à la fois, une question religieuse, une question nationale, une question économique ou sociale[1]. En Russie, de même que dans le reste de l’Europe, les antipathies religieuses sont aujourd’hui le moindre facteur de l’antisémitisme. Les mouvemens populaires contre les israélites ont beau éclater d’habitude à l’approche de Pâques, ce que le peuple liait dans le juif, c’est moins le non-chrétien que l’étranger et l’exploiteur.


I.

L’Europe n’a pas oublié les émeutes contre les juifs, qui, durant plusieurs semaines, ont déshonoré les premières aimées du règne d’Alexandre III. Ces scènes sauvages n’étaient pas une nouveauté. il fallait cependant remonter loin dans le passé pour rien trouver de comparable, même en Russie. Le juif, depuis qu’il habite les bords du Dniepr ou du Niémen, a exercé des métiers trop odieux au peuple pour n’avoir pas amassé contre lui des haines héréditaires. Sous la domination polonaise, comme sous la domination russe, le juif a été l’instrument historique de toutes les exactions publiques ou privées. Il était la meule sous laquelle le noble ou l’état broyait le peuple. Encore aujourd’hui, en Petite-Russie, le juif est l’agent indirect du fisc. Lorsque, dans les villages le staronoï vient vendre le bétail du contribuable en retard, il amène un juif[2]. À ces ressentimens séculaires contre le fermier des droits

  1. Cette question israélite ou sémitique, aujourd’hui soulevée en tant de pays, est trop complexe pour que nous puissions l’embrasser en quelques pages. Nous comptons la reprendre un jour, à cette place, en étudiant le judaïsme contemporain et le rôle des juifs dans le monde moderne.
  2. C’est une des raisons pour lesquelles les juifs sont particulièrement détestés des femmes et des jeunes filles, auxquelles, d’après la coutume, appartiennent, le plus souvent les oies, les poules.