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sommes pas les premiers ni les seuls qui ayons écrit, il trouverait quelque chose d’insolemment barbare dans cette prétention de ne vouloir dater que de nous-mêmes. Il sait le pouvoir de la tradition ; qu’elle est, pour ainsi dire, le trésor lentement accumulé de l’expérience humaine ; et que les anciens, en général, plus voisins que nous de la nature, s’ils ne l’ont sans doute pas mieux connue, l’ont mieux attrapée, à cause qu’ils l’ont fait presque sans le savoir.. N’y a-t-il pas, d’ailleurs, un peu de superstition encore dans ce culte que Boileau professe pour les anciens ? ou un peu de pédanterie même ? S’il ne confond plus, comme Ronsard, dans une admiration commune et presque égale, Homère et Lycophron, ou, comme Corneille, Virgile et Lucain, comprend-il bien toujours Homère ? et n’est-ce pas une admiration de commande que celle qu’on l’entend exprimer pour Pindare ? Je le craindrais, en vérité, si je ne pensais qu’il se laisse ici guider aux conseils de son ami Racine, grâce à qui, s’il n’admire pas toujours très sincèrement les anciens, du moins les admire-t-il toujours aux bons endroits et pour les bonnes raisons. Mais, en tout cas, en prescrivant l’imitation des modèles, il a maintenu les droits de la tradition contre les assauts de la « modernité, » — si l’on me passe le néologisme, — et, en le faisant, il a bien su ce qu’il faisait : il a rendu dans sa doctrine une part et une place à l’originalité, qu’il semblait en avoir exclue.

En effet, à n’imiter ainsi de la nature ou de l’humanité que ce qu’elles ont de plus universel, on courait le risque, évidemment, de n’en imiter aussi que ce qu’elle a de plus vulgaire, ou, pour mieux dire, de plus plat. D’ailleurs, qui dit commun ne dit-il pas banal ? et, de répéter ce que tout le monde pense ou peut penser comme nous, cela vaut-il vraiment la peine d’écrire ? Un répondra que du temps de Boileau, le danger n’était pas aussi grand qu’aujourd’hui ; l’homme était moins connu ; les mobiles généraux de la conduite, les ressorts des passions n’avaient pas été soumis à l’analyse. Mais, pour être moins grand ou moins urgent, le danger n’existait pas moins ; et Boileau le sentit ; et parce qu’il le sentit, si c’est la raison du respect qu’il professe pour la tradition, c’est aussi le secret du souci qu’il a de la perfection de la forme.

A cet égard, je ne sais si l’on ne pourrait Voir en lui le précurseur de ce que nous appelons aujourd’hui la doctrine de l’art pour l’art. Tandis qu’en effet les plus grands écrivains du XVIIe siècle, Corneille et Molière, La Fontaine, Bossuet, Pascal même sont des écrivains, je ne veux pas dire négligés, mais qui feraient presque profession, pour peu qu’on les poussât, d’envelopper sous le nom méprisé de rhétorique les recherches mêmes de l’art, Boileau, lui, s’il n’est pas un poète, est du moins un « artiste, »