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nous pardonnions à leur ignominie ? Ce serait le pur naturalisme, tel que de leur temps même, s’ils l’eussent osé, Molière et La Fontaine y eussent volontiers incliné. Boileau, lui, tout gaulois qu’il soit, ne va pas jusque-là. Des convenances le retiennent, des préjugés peut-être, une manière habituelle de vivre décente et ordonnée, la difficulté d’oser sur le papier ce qu’à peine hasarderait-il dans la liberté du vin. Il est bourgeois, vous dis-je, et le sentiment de la respectabilité fait partie d’une âme vraiment bourgeoise. S’il consent donc. s’il veut, s’il demande avec Molière que l’on imite la nature, il veut au moins que ce ne soit qu’en ce qu’elle a de plus humain. Et, en effet, pourquoi le poète essaierait-il de nous intéresser à la ressemblance des choses dont les originaux ne nous intéressent point, quand encore ils ne nous sont pas importuns ou odieux ? L’influence de Port-Royal, où Boileau s’honore d’avoir ses plus illustres amis, celle de Pascal en particulier. — dont je ne fais que paraphraser une pensée bien comme sur « la vanité de la peinture, » — vient ici contre-balancer l’influence, unique et souveraine jusque-là, de Molière.

Conséquemment à ce principe, nous éliminerons donc d’abord du domaine de l’art la représentation des parties inférieures de la nature humaine. Puisque effectivement elles nous sont communes avec les animaux, ce n’est point par elles que nous sommes hommes ; c’est en dépit d’elles : et notre humanité ne relève évidemment pas de nos sens, puisqu’au contraire, ce qui nous rend hommes, c’est le pouvoir que, seuls dans la nature, nous sommes capables d’exercer sur eux. L’animal est véritablement le produit de ses instincts ; nous, nous en sommes les maîtres. C’est pourquoi le tumulte que les appétits excitent quelquefois en nous ne tombera sous l’imitation qu’extraordinairement, hors tour, à titre d’exception ou presque de licence, dans des occasions strictement définies, et qui devront toujours porter leur excuse ou leur justification avec elles. Ainsi, dans la tragédie, qui ne purge les liassions qu’en en étalant l’atrocité sous nos yeux ; ainsi, dans la comédie, qui ne corrige les mœurs qu’en les ridiculisant ; ainsi encore dans la satire. Mais alors même, et s’il nous faut absolument présenter de semblables spectacles, nous aurons toujours soin de choisir des mots qui transposent les choses, en les faisant passer de l’ordre de la sensation dans celui du sentiment ou de la pensée. Nous ne déchaînerons pas la brute sur le théâtre ; et, pour inspirer l’horreur du vice, nous ne le peindrons pas sous des traits qui aient l’air d’en caresser l’idée. Jusque dans le désordre de la passion, nous conserverons aux victimes de l’amour ou de l’ambition ce caractère d’humanité, faute duquel ce ne sentit plus à la littérature,