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La question semblait, à notre satisfaction, entrer dans une phase nouvelle. Le baron de Schleinitz s’en remettait à la sagesse du président pour la résoudre ; il lui ménageait le rôle d’arbitre. Le cabinet de Berlin, malheureusement, n’était pas homogène : ce que disait M. de Schleinitz n’était pas toujours approuvé par M. de Brandebourg. L’un traduisait la pensée du parti libéral, le second interprétait les sentimens du roi. M. de Persigny ne l’ignorait pas ; aussi avant d’envoyer à Paris les déclarations officieuses du ministre des affaires étrangères, jugea-t-il prudent de s’en expliquer avec le président du conseil. Il fut bien inspiré; les deux langages ne s’accordaient pas.

« Le comte de Brandebourg, écrivait-il, au sortir de son entretien, m’a paru dans des dispositions fort différentes de celles que le ministre des affaires étrangères avait manifestées la veille. Tout en nous prodiguant les témoignages d’amitié et en exprimant le désir d’une entente suivie entre les trois puissances limitrophes de la Suisse, il m’a dit très nettement que, si les dispositions actuelles du gouvernement helvétique ne justifiaient pas absolument des mesures de rigueur, elles ne s’imposaient pas moins aux prévisions des trois gouvernemens. Il a ajouté qu’on ne pouvait pas indéfiniment rester exposé aux dangers dont la prétendue neutralité de la Suisse menaçait sans cesse ses voisins. J’ai essayé de lui démontrer combien serait dangereuse une coalition contre la Suisse et combien elle serait peu justifiée par la conduite du gouvernement fédéral. J’ai rappelé aussi nos efforts de conciliation, les sacrifices que nous avions faits, les résultats que nous avions obtenus. J’ai dit qu’on nous avait accordé l’expulsion de 7,000 à 8,000 réfugiés qui avaient à nos frais passé sur notre territoire. Je me suis efforcé de faire comprendre à M. de Brandebourg nos embarras dans une question de cette nature et combien il importait à l’Europe de ne pas jeter sur les bras de la France une de ces affaires faites pour passionner les esprits et raviver les germes révolutionnaires. A tout ceci, le président du conseil n’a répondu qu’en opposant aux difficultés de la France celles de la Prusse menacée du côté de Bade[1]. J’ai vainement combattu les argumens du ministre, il m’a été impossible, non pas de le persuader, mais même de faire la plus petite impression sur son esprit. M. de Brandebourg est un soldat fidèle, esclave de son devoir, incapable d’avoir une idée autre que celle de son souverain. Aussi n’ai-je pas prolongé l’entretien, j’en savais assez sur les dispositions du roi. »

Deux courans se trouvaient aux prises au sein du cabinet sur

  1. Le prince de Prusse, après avoir réprimé l’insurrection badoise, occupait alors le grand-duché avec un corps d’armée.