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de nous en avertir. Ah ! que cette lecture du vieux livret suggère de réflexions mélancoliques sur l’instabilité du goût et sur les illusions dont nous pouvons être victimes en jugeant nos contemporains ! Est-ce que M. de l’Espinasse, M. Légillion, M. Nivard, ne croyaient pas avoir poussé l’art du paysage à son extrême exactitude ? Le premier, en effet, nous informe que sa Vue de la halle aux bleds a été prise à la distance de 28 toises, l’œil du spectateur étant placé à la hauteur de 30 pieds et l’heure du jour entre midi et une heure, les deux autres nous annoncent une Grange ruinée que le soleil éclaire à travers plusieurs solives, un Paysage où le ciel, après la pluie, commence à s’éclaircir, un Paysage où le soleil éclaire par échappée les restes d’un deux château. Et Bilcoq ! Et Demarne ! ne s’imaginaient-ils pas avoir atteint les dernières limites des hardiesses naturalistes en détaillant une vingtaine de scènes populaires, bourgeoises, intimes, telles que le Chimiste dans son laboratoire, les Marchands de cantiques, le Bon Ménage, le Marchand de cerises ? Et pourtant combien leurs petites peintures, minutieuses et sèches, nous semblent froides aujourd’hui, malgré les finesses de l’observation et le soin curieux de l’exécution ! Les peintres de nature morte seraient, de tous, ceux qui perdraient le moins ; Roland de la Porte et Mme Vallayer-Coster obtiendraient peut-être une mention honorable.

Il y a cent ans, dans un milieu social bien différent, en communication avec un public moins nombreux, mais plus choisi, l’école française offrait déjà, en fait, le spectacle d’une activité très variée. Que s’est-il passé en un siècle ? Sur quels points les modifications ont-elles porté ? Il suffit de parcourir le Palais de l’Industrie pour avoir la réponse. L’esprit démocratique, transformant la société, transforme aussi les arts qui l’expriment. C’est l’esprit démocratique et, dans une certaine mesure, l’esprit pratique de notre siècle qui se manifeste, là comme partout, avec son activité et son désordre, sa puissance et ses présomptions, ses avantages et ses inconvéniens. D’une part, chez les artistes, presque aucun vestige ni de hiérarchies officielles, ni de disciplines acceptées ; à cet égard, il n’y a plus que des apparences. Chacun est libre ou se croit libre. On expose quand on veut, comme on veut, ce qu’on veut. Les jurys impuissans n’opposent à l’envahissement, en détournant la tête, que des barrières à claires-voies à travers lesquelles il passe autant de médiocrités que les murs en peuvent contenir. Aucune méthode reconnue, aucunes convenances imposées, aucune preuve même de savoir exigée. De là une quantité plus considérable qu’autrefois d’ouvrages variés, inattendus, amusans par quelque tour demain hardi ou quelque recherche bizarre ; mais, en somme, un nombre bien moins grand d’ouvrages réfléchis,