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ESCHYLE SUR LA SCÈNE FRANÇAISE.

toute la scène relève d’un art plus ordinaire, moins souple et moins profond.

Je répète encore une fois que de toutes les formes d’expression dramatique le lyrisme d’Eschyle est la plus inimitable. Chez lui surtout, une tragédie grecque est une suite de compositions savantes, où la poésie, les rythmes, et la musique s’unissent dans des proportions variables pour concourir au progrès de l’action commune. Où un imitateur moderne prendrait-il ces moyens et ces combinaisons ? Il y a, du moins, un fait à retenir, c’est qu’Eschyle n’est nullement barbare comme le croyaient Voltaire et La Harpe. Ce merveilleux créateur du drame sérieux a ses naïvetés ; mais quel art et quelle science il déploie dans l’exécution de ses nombreuses idées dramatiques !

En général, aussi haut que nous pouvons remonter, la Grèce ne nous apparaît pas comme vraiment barbare ; sa barbarie, qui n’est que relative, a tout de suite ses signes de noblesse et ses côtés de fine civilisation. Quelles délicatesses n’admet pas la barbarie d’Homère ! Il ne faut pas abuser de l’archéologie en littérature, même de celle qui n’est pas de décoration et de parade. Cependant, il n’est peut-être pas inutile de remarquer, pour ceux qui recherchent les peintures à caractère, que l’archéologie est venue récemment confirmer les témoignages de la plus ancienne poésie. Les armes, les bijoux, les objets usuels mis au jour par les fouilles de Mycènes éveillent des idées de luxe et d’art qui ne permettent de considérer les antiques princes du pays que comme des barbares déjà fort civilisés. L’archéologie n’est pas moins instructive, quand on descend à l’âge d’Eschyle. Ces Athéniennes, contemporaines de Pisistrate ou de ses fils, qui viennent de sortir du sol de l’Acropole, nous révèlent un archaïsme élégant et riche qui prépare bien aux délicatesses et aux splendeurs du siècle suivant.

Eschyle avait pu voir dans son enfance les modèles de ces statues ; il est bon de ne pas oublier qu’il appartenait lui-même au temps de Cimon, c’est-à-dire au commencement du siècle de Périclès. C’était donc un Athénien de la plus belle époque de la civilisation grecque, de la plus grande de l’art. Pour ne parler que des lettres, Pindare était exactement son contemporain. Voilà le moment où, avec l’antique épopée et la poésie lyrique, parvenue, après deux siècles de brillante élaboration, à ses formes les plus savantes et les plus riches, il crée l’art complexe de la tragédie. Et telle est sa puissance créatrice, que cette vaste trilogie, dont les Érinnyes ne sont qu’une réduction très diminuée, ne représente pas le vingtième de son œuvre. Un pareil génie inspire un respect presque religieux. C’est un sentiment qu’on peut, je crois, attribuer à M. Leconte de